Elle est la voix de la philosophie sur France-Culture où, en présence de ses invités, elle s’adonne quotidiennement au travail philosophique, en quête de vérité et questionnant sans relâche notre époque à l’aune des grands penseurs d’hier et d’aujourd’hui. Ouverture d’esprit, sagacité, sens du rythme et de l’inattendu, respect des auditeurs, autant de traits qui ont contribué à faire des Nouveaux chemins de la connaissance l’émission la plus téléchargée de la station.
Est-ce votre parcours universitaire ou plutôt l’envie de faire de la radio qui vous a amené aux Nouveaux chemins de la connaissance ?
Ce sont les exactement les deux ; je suis arrivée en 2008, entre les écrits et les oraux de l’agrégation de philosophie. C’était l’occasion de collaborer pendant un an aux Nouveaux chemin de la connaissance, une chance qui ne se représenterait sans doute pas, contrairement à l’agrégation. Après un passage l’ENS à Lyon, que je n’avais pas très bien vécu, la première chose que je voulais faire était un stage en radio parce qu’en classe Prépa je me réveillais tous les matins en écoutant Nicolas Demorand sur France Culture. Je fais beaucoup plus de philosophie là où je me trouve aujourd’hui qu’à faire une thèse, par exemple… Mais je n’étais pas spécialement destinée à cela.
Il y avait peut-être aussi chez vous une volonté de s’émanciper de l’institution ?
J’adore la connaissance mais, en effet, je n’entretiens pas de rapport académique à celle-ci. C’est pourquoi après l’ENS, je suis allée à l’Université de Chicago découvrir une autre forme d’enseignement et de recherche, approche qui m’a d’une certaine manière réconciliée avec la philosophie. Après cette expérience, puis une nouvelle année de préparation à l’agrégation, l’annonce est parue pour assister Raphaël Enthoven aux Nouveaux chemins de la connaissance. J’ai donc fait une première année comme collaboratrice, puis au terme de celle-ci on m’a proposé une rubrique en fin d’émission, une chronique où j’invitais chaque jour un philosophe qui venait de sortir un livre. Cet ancrage dans l’actualité constituait un bon complément à ce que l’émission avait d’atemporel. J’ai été reconduite l’année suivante et puis, quand Raphaël Enthoven est parti, s’est posée la question de son remplacement. Olivier Poivre d’Arvor, alors directeur de France Culture, était très réticent à ce que ce j’assume cette tâche.
C’était, il est vrai, une réelle gageure que de succéder au créateur de l’émission…
La direction était convaincue que le succès de l’émission était dû à la personnalité de Raphaël Enthoven, alors que ce dernier croyait beaucoup plus à la notion de démarche ; il a donc pesé en mon sens. J’avais vingt-huit ans, quelques chroniques à mon actif, c’était en effet un gros pari pour une émission quotidienne. Il faut pouvoir tenir ce rythme, se lever à six heures du matin tous les jours pour parler d’un sujet différent chaque semaine, et également posséder une maîtrise de la radio, ce qui n’est pas le cas de tous les philosophes renommés. La radio est un exercice très différent de l’écriture, ou même du professorat.
Est-ce que vous vous définissez comme une philosophe ? Au-delà de la transmission, il y a un travail de réflexion en train de se faire en direct dans les Nouveaux chemins de la connaissance…
Tout dépend ce que l’on entend par faire de la philosophie… Il est vrai que j’ai une conception transversale de celle-ci, qui pour moi n’est pas repliée sur elle-même, mais se retrouve partout, dans le cinéma, la littérature, la vie quotidienne ; tous les objets sont dignes de réflexion philosophique, il y a d’un côté la discipline en tant que telle, et de l’autre, plus largement, une démarche, une certaine manière de réfléchir qui permet de mettre les choses en perspective. Est-ce donc une manière parallèle de faire de la philosophie ? Oui, et c’est ce qui rend l’exercice proprement jubilatoire. Parce que c’est l’essence même de la philosophie, qui remonte à Platon, que de faire reposer le travail philosophique sur une discussion. A la radio, je suis la voix qui pose les questions, qui tente de créer une réflexion que je ne vais ensuite cesser d’alimenter au long de l’émission ; et cela finalement, il existe peu d’occasion et d’espaces pour le faire. Les entretiens écrits, s’ils ont l’avantage de permettre la correction et des ajustements, ne produisent pas du tout le même résultat. C’est donc une démarche à laquelle je tiens, que je ménage, pour sa cohérence profonde avec le travail philosophique.
Aussi la part de risque, d’improvisation est-elle très sensible lorsque l’on écoute votre émission…
Quatre jours par semaine l’émission est en direct. Comme pour toute improvisation, tout est extrêmement préparé. Il est nécessaire que je connaisse très bien le sujet, que j’ai préparé tous les éléments avec l’équipe, sélectionné les extraits, de manière à ce que je sois totalement en confiance, et que je puisse disposer ces derniers en fonction de l’évolution de la discussion. L’ordre n’est jamais établi, j’ai une liste de dix éléments numérotés, avec seulement le conducteur, sous les yeux, et en fonction des thèmes sur lesquels l’invité insistera, je navigue entre les possibilités, selon un mouvement qui s’apparente à une chorégraphie naissant de l’instant. Je ne conçois pas de procéder autrement. L’idée est que la meilleure façon de s’adresser à un public composé d’auditeurs, et non de lecteurs, est de proposer une pensée qui ne soit pas déjà écrite, rédigée, prémâchée… La recherche de réponses en direct retient plus l’attention, beaucoup plus qu’en proposant une pensée déjà orchestrée, qui peut présenter l’avantage d’être plus belle, lisse, mais peut aussi provoquer un décrochage rapide. Il y a comme une forme de lutte qui s’instaure, contre soi et entre les interlocuteurs, de déstabilisation procédant de la surprise de la question, puis la réponse, qui amènent chacun dans des directions imprévues. Le but n’est évidemment pas de créer le malaise, au contraire, d’ailleurs les invités apprécient en général cette part d’inattendu qui leur permet de trouver des formulations inédites.
Cette appétence pour la philosophie, se constate largement depuis plusieurs années mais, malgré la qualité des contenus proposés, elle va le plus souvent de pair avec une forme de vulgarisation…
L’expérience m’a montré que cela fonctionnait, mais je n’étais pas partie avec l’intention de proposer un contenu nécessairement difficile. Là aussi, c’est toute une démarche à laquelle je tiens vraiment. Oui l’exigence est là, en revanche j’estime que 80 % de mon travail consiste à dire clairement et simplement ce qui est compliqué. Le contenu va être difficile, mais mes questions doivent être compréhensibles par tout le monde. Si les réponses ne le sont pas, j’ai aussi la charge de les rendre accessibles. En cela mon rôle peut s’apparenter à celui d’un pédagogue, d’un professeur : je ne veux exclure personne. Evidemment, le niveau varie en fonction des invités, mais je veille quoi qu’il en soit à les garder à la portée de tous. Je constate par ailleurs que, parfois, l’obscurité peut générer la réflexion, le creusement, l’approfondissement. Je n’aime pas l’idée de se mettre « à la hauteur du public », car elle induit une idée de supériorité. Nous nous adressons à l’intelligence, et cela fonctionne. Les gens ne sont pas pris des imbéciles. J’essaie de toujours m’imaginer à leur place.
En quoi le média radio est-il plus propice au travail philosophique ? L’un et l’autre entretiennent-ils une affinité particulière ?
Le dialogue, principalement, comme je le disais. Plus que la télévision car l’attention n’est pas détournée par l’image, et plus que la presse écrite parce que l’échange est vivant et que l’on entend la voix elle-même. Le jeu de questions-réponses reproduit, coïncide avec le mécanisme de la pensée, celui auquel s’adonne l’auditeur. C’est une mise en scène de ce que les gens se disent à eux-mêmes.
Quelle est votre ligne éditoriale, qu’est-ce qui préside à vos choix de thématiques et d’auteurs ?
Du lundi au jeudi la semaine est consacrée à un thème, puis le vendredi à un livre qui vient de paraître en présence de son auteur ; une actualité très riche dont personne ne parle par ailleurs, sauf, rarement, sur certaines cases plus généralistes, mais confidentielles. La structure générale de l’émission est un peu la même le vendredi mais sont alors diffusés moins d’extraits, car je tiens à ce que l’invité présente vraiment son livre. L’approche thématique suscite plus d’illustrations, de citations. Lorsque nous recevons un auteur, je l’invite à évoquer son parcours intellectuel, ce qui a précédé pour aboutir à l’état présent de sa réflexion. J’aime qu’il reconstitue lui-même le fil de la pensée, qu’il le donne à entendre.
Les thèmes quant à eux relèvent davantage de l’atemporalité de l’émission que vous évoquiez, ou peuvent-ils aussi découler de l’actualité ?
C’est plutôt une affaire de goût, d’humeur. Nous essayons d’alterner un portrait de philosophe et une séquence thématique. Platon, la mélancolie, Pascal, le temps… Avec le souci également de varier les époques, d’accorder une juste part aux anciens et aux modernes, aux différentes grandes catégories telles que l’épistémologie, l’esthétique, de diversifier aussi la provenance géographique.
Depuis l’avant-poste que vous occupez, qui appréciez-vous particulièrement à titre personnel dans le paysage philosophique contemporain ?
En dehors de Stanley Cavell sur qui j’ai travaillé, j’aime beaucoup le travail de Michaël Foessel, un kantien qui a écrit sur l’intime, sur l’état sécuritaire, et bientôt sur le thème de la consolation. A quarante ans, il vient de remplacer Alain Finkielkraut à la chaire de philosophie de Polytechnique, ce qui est assez impressionnant à son âge. Il y a aussi Cynthia Fleury aussi, qui fait partie d’une génération de philosophes très doués, toujours en prise avec l’actualité, et qui arrivent réellement à saisir la problématique philosophique d’un certain état d’esprit de l’époque. C’est cela pour moi un philosophe, celui qui connait à la fois très bien les textes et le monde contemporain ; la philosophie de qualité nait à mon sens de cette rencontre, le penseur ne pouvant ni être enfermé dans une tour d’ivoire, ni happé par le monde – car il a besoin d’une distance nécessaire à la réflexion, mais aussi d’être de plain-pied dans le monde afin que sa pensée serve à quelque chose, sinon il ne s’adresse qu’ à ses collègues de laboratoire, et ce n’est pas très intéressant… J’aimais beaucoup aussi Lucien Jerphagnon. Mais le plus grand contemporain est pour moi sans doute Clément Rosset, celui en tout avec lequel je ressens le plus d’affinités intellectuelles. Ses livres sont denses, ramassés, n’excédant pas la centaine de pages, écrits très simplement mais dotés d’une incroyable puissance intellectuelle. J’aurais aussi pu citer Peter Sloterdjik, qui est plus controversé en raison de son goût immodéré pour la provocation. Mais il est d’une précision incroyable, très fin, très drôle aussi, avec un côté post-nietzschéen qui me séduit assez. Il a une vraie pensée personnelle, une œuvre très impressionnante qui mériterait d’être encore plus connue qu’elle ne l’est actuellement. Me plait son rapport très jouissif, très créatif à la philosophie, l’exultation que l’on ressent à sa lecture.
Vous avez vous-même une démarche de création par-delà vos activités de transmission ? Peut-être d’ailleurs pas exclusivement dans le champ philosophique… Vous avez déjà prolongé à l’écrit Les Nouveaux chemins de la connaissance en menant des livres d’entretien…
J’ai en effet une foule d’idées et de projets. Je commence à peine et je suis loin d’avoir fini ce que je pense avoir à faire. J’aime la créativité en général, et la radio me permet de créer, ce pourquoi j’aime autant en faire. Au-delà, plus le temps passe et plus je ressens le besoin de prendre du temps pour mettre des mots sur mes propres intuitions, mes envies, créatives ou philosophiques. Autant j’adore l’exercice de l’entretien qui est pour moi une réelle nourriture, autant je suis parfois frustrée de ne pouvoir fixer sur le papier ce que je pourrais avoir envie de dire. Mais les temporalités d’une émission quotidienne et d’un livre, sont tellement différentes… Je me dis toujours que je vais y arriver, et en même temps je multiplie les activités à côté ! Mais je vais écrire, c’est sûr ! Il y a beaucoup de thématiques latentes, et il est difficile de dire pour l’instant vers laquelle je me tournerai d’abord. De même pour la forme à lui donner, récit, fiction ou essai, je cherche une forme qui me correspondrait. J’écris régulièrement depuis quelques mois pour rubrique philosophie de l’hebdomadaire Le Un, ce que j’aime beaucoup. Le thème imposé est une contrainte qui m’ouvre des horizons de pensée.
Bibliographie
La Jouissance, en collaboration avec Jean-Luc Nancy, coédition Plon / France culture, 2014
Réussir le Bac philo, sous la direction d’Adèle Van Reeth, Fayard, 2014La
Méchanceté, en collaboration avec Michaël Foessel, coédition Plon / France culture, 2014
L’Obstination, en collaboration avec Myriam Revault d’Allonnes, coédition Plon / France culture, 2014
Le Snobisme, en collaboration avec Raphaël Enthoven, coédition Plon / France culture, 2015
Propos recueillis par Hugues Simard