Selon les derniers chiffres, plus de 64 millions d’utilisateurs de Netflix auraient visionné tout ou une partie de la série La Casa de Papel. Le succès de la série auprès des nouvelles générations se confirme avec une surreprésentation des 15-24 ans (41%) selon une étude NPA Conseil réalisée début 2018. Si la série a tant de succès auprès des nouvelles générations, c’est qu’elle synthétise très bien les nouveaux codes des Millennials, leurs préoccupations, leurs fonctionnements. Petite plongée en plein braquage… du monde du travail !
Il aura fallu cinq mois de préparation aux braqueurs, des années de stratégie pour Le Professeur, et comme dans une entreprise lambda, des protocoles, des formations, des réunions, des conflits et une bonne dose de management et de communication. Le braquage est un travail à temps complet et il est étonnant de voir à quel point le vocabulaire de l’entreprise est repris. Les profils sont divers, tant par leurs compétences que par leurs générations ou leur culture. A échelle réduite, c’est une micro-société qui est recréée au sein de la Fabrique nationale de monnaie, sur fond d’une revendication claire : remettre en cause le système établi. Le geste est fort à tous les niveaux, y compris pour monde du travail.
Une recherche de sens plus importante que l’argent
Les braqueurs de la série n’ont rien d’ordinaire, mais ce n’est pas tant dans leurs profils ou leurs caractères que la différence avec d’autres braqueurs se fait. Leur mission est moderne et à rebours : un braqueur lambda doit sortir rapidement, quand l’équipe de La Casa de Papel veut prolonger le braquage. Pourtant la mission principale du Professeur n’est pas uniquement motivée par l’appât du gain. D’ailleurs l’objectif de production ne sera pas atteint : les braqueurs repartiront de leur premier coup avec « seulement » un peu plus de 900 millions sur les 2,4 milliards prévus. Plus important encore, le Professeur impose des objectifs moraux et symboliques : ne faire aucune victime, ne voler personne si ce n’est les banques. Il se pose dès le départ dans la lignée du héros des pauvres contre les riches : « Si jamais il y a une seule victime, on dit au revoir à notre image de Robins des bois et on redevient simplement une bande de fils de putes. » (Le Professeur). La scène d’ouverture de la saison 3 où des dirigeables arrosent Madrid de millions d’euros en billets de 50 est assez claire sur son message d’une redistribution plus équitable des richesses.
« On t’a appris à diviser le monde entre les gentils et les méchants. Mais ce qu’on a fait ici ne te gêne pas quand ce sont d’autres qui le font, j’ai pas raison ? » Le Professeur
Cette recherche de sens, le Professeur la partage avec les générations Y et Z. Selon une étude conduite en 2017 sur 26 000 Millennials par le World Economic Forum, les inégalités arrivent en troisième position parmi les problèmes les plus graves dans le monde. La Casa de Papel se place clairement dans cette ligne : rétablir une forme de justice, d’équité, économique mais aussi sociale. Pendant le braquage, le droit à l’avortement, l’homosexualité de plusieurs personnages, la prise de pouvoir féminine de Nairobi (« Que le matriarcat commence ! ») dans une Espagne encore très patriarcale sont autant de sujets qui révèlent ce besoin d’égalité sociale. La série fait écho à une profusion d’autres productions qui prouvent le besoin de nouveaux cadres sociaux et de nouveaux héros. Comme Dexter, Thomas Shelby ou encore Walter White avant lui, le Professeur est un anti-héros qui questionne le cadre moral en vigueur pour en créer un nouveau, répondant à sa logique : rétablir l’égalité dans la société.
Dans cette optique d’équité, l’équipe n’est pas organisée de façon pyramidale. Suivant un modèle de gestion de projet, chacun des membres a une tâche bien définie et chacun a une compétence particulière qui y est liée et valorisée. Le Professeur, s’il a la place de chef de projet, n’est pas un manager qui s’impose de façon arbitraire mais qui a gagné légitimement sa place par son travail sur le projet. Là encore, c’est à cette logique plus équitable à laquelle les nouvelles générations tendent à vouloir répondre. Une défiance claire est exprimée vis-à-vis de l’autorité arbitraire, qui fait que le Professeur – ou le manager – doit légitimer et argumenter ses choix dans l’organisation de l’équipe.
Les nouveaux codes (du travail)
Le dialogue ouvert entre le Professeur et son équipe est d’ailleurs un autre point qui détonne dans cette micro-entreprise. Tant du côté des otages que des braqueurs, les revendications vont bon train tout au long de la série, que ce soit pour des conditions de détention, ou pour un droit à la vie privée. La règle numéro 1 du Professeur concerne en effet la séparation de la vie privée et de la vie professionnelle : ne pas avoir de relations intimes au sein de l’équipe. Cette règle arbitraire qui impose aux membres de l’équipe de se consacrer tout entier à leur travail sera largement piétinée par tous les personnages et dans environ tous les épisodes la série. Les plus jeunes générations incarnées par Rio, Tokyo et Denver, seront les premières à briser la règle, suivies ensuite par les autres. Cet équilibre entre vie privée et vie professionnelle joue un rôle fondamental dans la motivation au travail des générations Y et Z. A la différence de leurs aînés, plus flous en la matière, les jeunes générations demandent à avoir plus de temps pour leur vie privée, leurs vacances ou leurs projets personnels, ainsi qu’une séparation plus nette d’avec leur milieu professionnel.
Paradoxalement pourtant, le sentiment d’appartenance est presque instinctif chez ces nouvelles générations, élevées dans un monde de réseaux et de groupes de toutes sortes. Ce besoin d’appartenance est d’ailleurs une des clefs du plan qu’a élaboré le Professeur, qui cherche toujours l’adhésion de l’opinion publique. Instinctivement, il crée une véritable stratégie de mise en scène avec des symboles (la combinaison rouge, le masque de Dali, briseur de codes par excellence, la chanson révolutionnaire « Bella Ciao »), des valeurs et des canaux de communications. En créant une marque claire, cohérente avec les besoins et les valeurs de la nouvelle génération, le Professeur ouvre ainsi la possibilité pour l’opinion publique de faire partie de son projet. Il peut la solliciter pour que la foule vienne manifester en soutien, ou en diversion. La réalité dépasse même complétement la fiction quand les symboles de la Résistance qu’incarnent les braqueurs de La Casa de Papel sont repris dans plusieurs manifestations de contestation à travers le monde, preuve de la force et de la pertinence de ce symbole.
Cet instinct de l’image et de la mise en scène de soi commun aux nouvelles générations va de pair avec le besoin d’équité et de sens évoqué plus haut. Loin d’être paradoxaux, ils amènent au contraire une nouvelle donnée cruciale dans les codes de cette génération : la transparence. C’est l’erreur que fera la police à plusieurs reprises dans la série. En diffusant des informations erronées sur les demandes des braqueurs ou sur leurs casiers judiciaires, ils ne feront que démultiplier le soutien de l’opinion publique aux braqueurs, quand ceux-ci exposeront leurs mensonges et solliciteront l’empathie du public. La bataille de communication et d’images que se livrent les braqueurs et la police se solde d’ailleurs par l’échec de la police qui incarne ici des modes de fonctionnement plus traditionnels. Contrainte par de lourdes procédures hiérarchiques, oubliant les nouveaux codes de communication que les nouvelles générations maitrisent d’instinct et refusant en bloc de comprendre les valeurs portées par les braqueurs, la police est évidemment mise en échec. Seule l’inspectrice Raquel Murillo sera capable de se questionner pour comprendre la logique des braqueurs, et finira par les rejoindre.
Fracture ou collaboration entre générations
« Inconsciente, capricieuse, superficielle, égoïste », voilà quelques-uns des qualificatifs qu’attribue Moscou à Tokyo lors des premières tensions au sein de l’équipe. Cette dispute met face à face deux générations à travers les deux personnages. Les reproches qui sont faits à Tokyo sont également ceux qu’on a entendu contre les générations Y et Z lorsqu’elles arrivent sur le marché du travail. Plus exigeantes vis-à-vis de leur travail, elles revendiquent leurs droits, leurs besoin de sens et leurs nouvelles valeurs. Elles forcent le cadre du travail comme Tokyo tord le plan du Professeur. Se braquer contre ou braquer avec ces nouvelles générations qui explosent les cadres classiques ? Il semble avoir bien plus à gagner dans ces grands changements qu’une montagne de billets.