Solidaire, inclusive ou encore durable, qu’elle que soit la motivation de notre société actuelle et ses intérêts, la question du respect de notre Histoire au travers des médias culturels tels que le cinéma se pose. Nos périodes sombres, cendres toujours fumantes d’un pan de l’humanité, ne sauraient être ravivées, certes. Mais les raconter, les romancer ou encore les altérer au travers de films historiques impose des responsabilités. A l’heure où l’Histoire s’apprend davantage via les écrans que dans les livres, à la minute où l’inclusion et la diversité deviendront une obligation dans le monde du cinéma, aura-t-on pris le temps de se poser la question de la différence entre aveugler et éclairer ?
L’éclipse inclusive du film historique : amie ou ennemie de nos mémoires ?
A partir de 2024, tous les films souhaitant concourir à la plus prestigieuse des récompenses cinématographiques, l’Oscar du meilleur film, se devront de respecter des critères d’inclusion et de représentation. Porté par les mouvances sociétales de ces dernières années, la campagne #OscarsSoWhite a conduit l’AMPAS (Academy of Motion Picture Arts and Sciences) à la mise en place, entres autres critères, de quotas à suivre en termes de présence à l’écran/affiche, de casting mais également au sein des équipes de tournage (sexe, minorités ethniques et raciales, orientations LGBTQIA+, handicaps…). Ce cahier des charges est au bénéfice d’une société se voulant plus inclusive, représentative et ouverte d’esprit. Néanmoins, l’une de ses conséquences sera de rendre plus difficile la réalisation de film à véracité historique visant la statuette. L’impact est grand pour l’un des genres cinématographiques bankable de ces dernières années, le Biopic (Biographical Motion Picture). Œuvre cinématographique censée retracer fidèlement la biographie d’une ou plusieurs personnes réelles, son degré fictionnel prête régulièrement à controverse. En effet, ancrés dans le paradoxe de la vérité romancée, les réalisateurs jonglent entre une histoire réelle et le besoin de lui conférer suffisamment de repères imposés par les mouvances sociétales du moment pour réussir sa sortie en salle ou son lancement sur plateforme SVOD (Subscription Video On Demand), voire se prémunir d’un lynchage médiatique en amont de ceux-ci. Problème : ces dits films biographiques sont aujourd’hui bien souvent perçus comme sources de connaissances historiques pour bon nombre de spectateurs. Ainsi, le bouche-à-oreille, direct ou électronique, transforme rapidement la fiction en réalité affirmée sur les réseaux et l’histoire 2.0 vient voiler l’Histoire avec un grand H.
Le Biopic face à ses responsabilités historique et sociale, l’exemple de Darkest Hour
En 2017, le film Darkest Hour (Les heures sombres) réalisé par Joe Wright emporte un conséquent succès critique et public. La performance oscarisée de l’acteur principal Gary Oldman, par son impressionnante transformation physique et son jeu d’acteur, est présentée tel un gage d’authenticité. Surfant sur cette garantie affichée, le réalisateur focalise la trame de l’histoire sur le regard de la secrétaire personnelle de Winston Churchill, Elizabeth Layton jouée par Lilly James. Un prisme biographique audacieux et inclusif au sein d’une temporalité historique bien souvent réservée à la seule gente masculine. Seulement, celui-ci déforme la réalité historique de la quasi-totalité de l’œuvre car Elizabeth Layton ne fut recrutée en réalité qu’en mai 1941, soit plus d’un an après les faits relatés dans le film. Sa proximité avec le premier ministre, sa présence dans la Chambre des Communes du Parlement lors du discours du 4 juin 1940, son influence… tout n’est que fiction. Outre d’autres détournements dans le traitement des personnages par le dramaturge, l’une des scènes charnières de l’œuvre cinématographique présente un voyage du Premier ministre en métro pour rencontrer le peuple et motiver ses décisions et futurs discours politiques. De l’aveu du scénariste lui-même, Anthony McCarten (également historien ayant publié un livre sur les événements de mai 1940), cette scène est là-encore pure invention. Toutefois, elle est l’occasion d’inclure plusieurs minorités ethniques et raciales en dehors de toute véracité historique. Ces dispositifs inclusifs et de représentation sont louables dans le cadre d’une production clairement fictionnelle visant à offrir un reflet de notre société moderne. Toutefois, ils deviennent discutables lorsqu’ils modifient une réalité historique présentée comme telle. Ainsi, de nombreux spectateurs se voient induits en erreur face aux messages « biopic » ou « histoire vraie » associés au film. Ceux-ci captent l’information déformée et la diffusent sur les sites internet et autres réseaux, pouvant aller jusqu’à l’exploiter dans d’autres domaines. C’est donc éblouis par la présence des référentiels de leur actualité au sein d’une œuvre présentée comme authentique qu’ils viennent involontairement assombrir un peu plus l’Histoire telle qu’elle est présente dans le média le plus utilisé et consulté par les générations actuelles et futures : internet.
Film historique et inclusion : combattre le futur… à l’aide du passé
Le devoir de mémoire est primordial pour qu’une société apprenne de ses actes antérieurs. Pour se rappeler, il convient donc que soit racontée, rapportée ou encore imagée la réalité du passé sans pour autant la dénaturer. Si l’inclusion et la diversité, aussi bienpensantes soient-elles, sont une nécessité dans notre société actuelle, elles comportent également leurs limites. Dans ce monde de plus en plus dématérialisé, où la moindre information détournée peut rapidement altérer l’interprétation d’un matériau historique, la conscience responsable d’un média aussi captivant et relayé que le cinéma s’avère cruciale. Cette responsabilité est d’autant plus grande que celui-ci ne se limite plus aux salles obscures mais illumine directement les foyers via les offres SVOD. Dès lors, au vu de leur impact populaire et sur les générations futures, les films à véracité historique deviennent de véritables garants du choix de la découverte ou de l’ignorance.
« Plus loin on regarde vers le passé, plus loin on voit vers l’avenir. »* (Winston Churchill).
* “The farther backward you can look, the farther forward you are likely to see.”
L’auteur est Julien Jouny-Rivier, Professeur et Doyen associé à la Faculté, ESSCA Campus d’Angers.
Retrouvez ici sa précédente tribune : Bienvenue à Silent Hill…