Pour beaucoup d’observateurs, l’acquisition de Twitter par Elon Musk fut le deal le plus important de l’année 2022, plus encore que l’annonce du rachat d’Activision-Blizzard par Microsoft (qui doit encore être validé par les autorités de concurrence). Ce qui fait de l’acquisition de Twitter par Musk un événement majeur n’est pas tant le montant pharaonique de l’opération (44 milliards de dollars, pour une entreprise n’ayant connu que deux exercices bénéficiaires depuis sa création en 2006), ou même la partie de poker menteur qui l’a précédée, mais bien le fait que cette opération place l’une des principales plateformes sociales d’information (environ 230 millions d’utilisateurs actifs) entre les mains d’un des entrepreneurs les plus influents, mais aussi les plus imprévisibles, de l’économie de la tech.
Twitter/Elon Musk : un mode de gouvernance et de management qui clive et inquiète…
Ceux qui s’attendaient à quelques turbulences dans la gouvernance de Twitter en cas de rachat par Elon Musk, lequel se présente volontiers comme un « absolutiste de la liberté d’expression » étaient encore loin de la réalité tant les premières semaines du patron de Tesla a la tête de l’entreprise ont été mouvementées. Sortie du titre de la cote, licenciements et démissions massifs, refonte du service Twitter Blue, rétablissement de milliers de comptes suspendus contrastant avec le bannissement de certains journalistes et utilisateurs trop critiques envers la gestion d’Elon Musk, sont autant de décisions susceptibles de nourrir quelques motifs d’inquiétude.
Auprès des annonceurs, d’une part, qui sont nombreux à avoir publiquement annoncé se désengager de la plateforme de peur de voir leurs publicités associées à des tweets « politiquement incorrects ». Un cataclysme quand on sait que la publicité représente la quasi-totalité des revenus de la plateforme.
Auprès des autorités publiques, d’autre part, qui craignent que Twitter ne soit encore plus ouvert à la désinformation et à la prolifération de contenus haineux qu’il ne l’est actuellement. Quitte à contrevenir à la réglementation en vigueur ? A ce sujet, impossible de ne pas se remémorer une scène hallucinante en mai dernier durant laquelle le Commissaire européen en charge du marché intérieur, M. Thierry Breton, qui était invité dans l’usine Tesla d’Austin, mettait en garde un Elon Musk visiblement peu concerné quant à l’absolue nécessité de mettre Twitter en conformité avec le nouvellement adopté Digital Services Act (paquet réglementaire visant à encadrer les pratiques des plateformes, notamment à dimension sociales, notamment au regard du respect de la vie privée, de la modération des contenus ou de la lutte contre les fake news, qui entrera en application en février 2024). Depuis, M. Breton a pu réitérer sa mise en garde par visioconférence, tandis que les bureaux européens de Twitter ont été… purement et simplement vidés. Le bras de fer est bien engagé.
… qui cache une stratégie d’influence et de destruction créatrice ?
Cependant, nous aurions tort de juger la gestion de Twitter par Elon Musk comme parfaitement incohérente. Personne n’investit 44 milliards de dollars pour avoir le plaisir de se saborder soi-même ! En fin entrepreneur, Elon Musk sait pertinemment que, sous sa forme actuelle, Twitter ne présente guère de perspectives de rentabilité. Certes, le contrôle exercé sur Twitter peut bénéficier indirectement à ses autres sociétés ou même renforcer encore son influence dans les sphères économique et politique, mais cela est encore loin de justifier la somme investie. Pour se donner une chance de rendre Twitter profitable, Elon Musk doit transformer Twitter en profondeur… au risque de le détruire.
Nous le savons bien : la plupart des grandes opérations de transformation de sociétés existantes sont des échecs (70 % selon une estimation de McKinsey). Twitter n’a que peu évolué depuis son lancement en 2006 et ses quelques tentatives de diversification se sont le plus souvent soldées par de grands rétropédalages. C’est pourtant cette absence de diversité qui tue lentement Twitter, la plateforme étant à la fois trop spécialisée pour être réellement grand public, et ultra-dépendante d’une source quasi-unique de revenus (la publicité). Or, ce sont précisément à ces deux maux structurels qu’Elon Musk entend s’attaquer à travers la vision qu’il porte du futur de Twitter, sous le nom de code « App X ». Dans une optique comparable à WeChat (du Chinois Tencent), Elon Musk prétend pouvoir faire de Twitter une application qui délivre quantité d’autres services, à commencer par le paiement via mobile, ou le transfert monétaire entre utilisateurs. A plus long terme, Twitter pourrait également s’enrichir de fonctions liées à la visioconférence, à la géolocalisation ou à la réalité augmentée. Autant de canaux de monétisation supplémentaires, mais aussi de leviers d’attraction potentiellement à même de permettre à Twitter de gagner en attractivité, en B2B comme en B2C, et de justifier un peu plus un abonnement payant à Twitter Blue Twitter Blue.
C’est à la fin du bal qu’on paie les musiciens
A l’image d’un Steve Jobs qui, revenant à la tête d’Apple en 1997, avait engagé de façon extrêmement brutale le grand mouvement de transformation de la firme qu’il avait contribué à bâtir (vague de licenciements, abandon de 70% des projets en cours, management autoritaire…), Elon Musk est face à un chantier à haut risque et d’une incroyable complexité. Un chantier qui nécessite (presque) un « grand reset », de la culture d’entreprise à son organisation, en passant par la redéfinition de sa stratégie et de ses objectifs. Les turbulences que Twitter traversent aujourd’hui n’ont d’égales dans leur ampleur que les critiques acerbes qui se déversent quotidiennement sur la gestion d’Elon Musk. Mais, en se remémorant les mots de Picasso selon qui « tout acte de création est d’abord un acte de destruction », n’est-ce pas là le prix à le prix à payer pour donner une chance à Twitter, aussi infime soit-elle, de se libérer d’un héritage devenu une entrave à sa croissance ?
Bien malin celui qui peut affirmer aujourd’hui que la stratégie d’Elon Musk portera ses fruits, ou s’il aura les moyens de ses ambitions. Mais bien loin du fossoyeur que certains veulent bien présenter, celui qui avait tweeté « l’oiseau est libéré » au lendemain de sa prise de contrôle de la plateforme pourrait bien être celui qui permettra à l’oiseau bleu de prendre un nouvel envol.
Par Julien Pillot, Enseignant-chercheur en économie et stratégie – Inseec Grande Ecole (OMNES Education)