« Et pourtant, je cochais toutes les cases de l’impossibilité » résume Elisabeth Moreno en évoquant son parcours. Après une enfance émaillée d’événements difficiles, la Ministre déléguée chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, la Diversité et l’Egalité des Chances n’a en effet eu de cesse de gravir les échelons. Entrepreneure à 20 ans puis top manager dans de grandes multinationales (Dell, Lenovo France, HP), incarnation de la méritocratie, elle entend bien porter haut l’égalité femmes / hommes dans notre pays. Interview.
Quelles mesures prenez-vous pour encourager l’égalité salariale ?
Je viens du monde de l’entreprise et je connais les réalités et la précarité économique qui se cachent derrière les statistiques (l’INSEE estime qu’une femme perçoit encore 18,5 % de moins qu’un homme, un chiffre qui monte à 21 % chez les cadres ndlr). Comme l’ont démontré de nombreuses études, être une femme constitue le premier facteur discriminant dans le monde du travail. Mais j’ai l’intime conviction que l’émancipation économique constitue la voie la plus sûre vers l’indépendance, vers l’autonomie et donc vers l’égalité.
En 2018, l’Index d’égalité professionnelle, mis en place par Muriel Pénicaud, a été créé dans l’optique de mesurer et réduire les inégalités professionnelles. La transparence imposée aux entreprises de toutes tailles a permis de faire bouger les lignes. Beaucoup d’entreprises sont aujourd’hui dans une véritable dynamique de progression. Si du chemin reste à parcourir, il s’agit donc d’une véritable avancée extrêmement concrète.
Si l’outil a fait ses preuves depuis sa mise en place, avec Élisabeth Borne, nous comptons l’amplifier encore davantage en dotant l’Index d’un sixième indicateur sur la part des femmes dans les cadres dirigeants. Car ce sont ces femmes qui nourrissent, par ricochet, les ComEx et les CoDir, et c’est à travers elles que nous pourrons changer les choses durablement.
En tant que ministre et ancienne chef d’entreprise, êtes-vous plutôt favorable au Name & Shame ou au Name & Claim ?
J’ai une tendance personnelle à préférer mettre les projecteurs sur ce qui fonctionne plutôt que l’inverse. Mais l’Index d’égalité professionnelle nous l’a révélé : il faut parfois forcer les choses en obligeant les entreprises à être exemplaires. C’est donc une question d’équilibre. Les femmes attendent depuis trop longtemps.
Egalité professionnelle : mode d’emploi ?
Tout d’abord, je me réjouis d’observer que ce sujet est de plus en plus sur le devant de la scène et de constater la volonté des femmes de faire avancer les choses.
Parce qu’elles sont un miroir de notre société, les entreprises sont aussi l’un des foyers des inégalités entre les femmes et les hommes. Les racines de ces disparités sont profondes. Elles naissent sur le terreau des stéréotypes. Il s’agit d’une machine à fabriquer des inégalités que l’on peut pourtant corriger. À l’école, dès le plus jeune âge bien entendu, mais aussi après, au cours de la vie professionnelle, en sensibilisant les recruteurs et aussi – et peut-être avant tout – les dirigeants d’entreprise.
La prise de conscience doit être collective et venir du plus haut niveau. Et les changements doivent s’opérer dès le recrutement mais aussi au cours de la carrière professionnelle en veillant à une égalité de traitement à la fois salariale et dans les promotions.
Parce que les femmes savent le poids des discriminations dont elles sont victimes, elles savent aussi comment les éradiquer. Cela passe aussi par les rôles modèles : les femmes doivent partager leurs expériences, bonnes ou mauvaises, avec les jeunes générations afin de rendre les choses possibles. Je l’ai observé durant ma vie antérieure : ce changement des mentalités fonctionne et a une influence positive sur la performance des entreprises.
Quid des inégalités familiales ?
La période de confinement que nous avons traversée a jeté une lumière crue sur les inégalités entre les femmes et les hommes. Le confinement aurait pu logiquement conduire à un rééquilibrage de la répartition du travail domestique. Mais les enquêtes menées à sa sortie nous ont révélé tout le contraire. Or, ces inégalités à l’intérieur du foyer aggravent la charge mentale et se répercutent indéniablement à l’extérieur, sur les carrières professionnelles.
L’allongement du congé paternité devrait donc contribuer à les réduire ?
Le Président de la République a annoncé, le 23 septembre dernier, l’allongement du congé paternité à 28 jours. Cette mesure permettra de faire évoluer les mentalités. Elle était très attendue par les mères et par les pères. C’est, je le crois, une mesure de justice sociale et de progrès que nous nous apprêtons à mettre en place à l’horizon de juillet 2021. Une mesure qui favorisera l’émancipation économique des femmes.
Dans ce sillon, le paiement direct des pensions alimentaires par les caisses d’allocations familiales permettra aux mères et à leurs enfants de ne plus subir l’emprise financière dans laquelle certains pères mauvais payeurs les enferment. Ce dispositif réduira la précarité économique des familles monoparentales.
Votre regard sur l’empowerment féminin ?
Tout ce qui conduit vers plus d’égalité va dans la bonne direction. Et tout ce qui permet aux femmes de s’élever, de briser les inhibitions, l’autocensure, les obstacles que l’on érige parfois soi-même est une excellente thérapie.
Les moteurs de votre parcours ?
Le travail, la pugnacité et l’esprit d’équipe. Ce tryptique m’a accompagnée toute ma vie durant. En toile de fond, j’ai également toujours cherché à donner du sens à mes actions.
Quels sont les secrets de votre success story ?
Les trajectoires personnelles sont singulières. Je pense néanmoins que le tryptique que je viens de vous citer est un ingrédient indispensable pour gravir les échelons. Ingrédient auxquelles s’ajoutent les rencontres que vous faites au cours de votre parcours ? ainsi qu’une dose de chance, inhérente à la vie humaine, et beaucoup de résilience pour surmonter les obstacles auxquels nous sommes toutes et tous confrontés. Ma nomination en tant que Ministre est une nouvelle aventure à laquelle je n’aurais jamais songé et à laquelle rien ne me prédestinait. Je l’accueille avec beaucoup d’humilité mais aussi beaucoup de volonté.
Votre parcours est très inspirant. Quelle est la personnalité qui vous a inspirée ?
Si je devais n’en sélectionner qu’une, je choisirais Gisèle Halimi qui nous a quittés récemment. Elle n’a cessé de se battre pour que nous, femmes, gagnions – comme elle l’écrivit à treize ans – « nos petits bouts de liberté ». Sa vie fut un engagement permanent, une lutte sans répit. Défenseuse passionnée, vigie obstinée, rebelle infatigable, militante tenace, elle a utilisé toutes les voies possibles pour que les femmes ainsi que les personnes lesbiennes, gays, bi ou trans soient libres de leurs choix et de leurs corps : le droit, la littérature et l’engagement politique.
Ses combats demeurent contemporains. Pour honorer la mémoire de celle qui n’a jamais délié sa vie de ses engagements, nous devons continuer à agir. Et, comme elle nous y invitait constamment, à ne jamais nous résigner.
Des femmes hésitent encore à prendre en main leur avenir. Prouvez-leur qu’elles ont tort !
Je citerais Nelson Mandela : « cela semble toujours impossible, jusqu’à ce qu’on le fasse ».
Vos actions pour lutter contre les féminicides ? Les violences conjugales sont un fléau dans notre société et nous devons, en la matière, adopter une véritable culture du résultat. À l’issue du Grenelle, 46 mesures ont été annoncées. Des mesures qui mobilisent l’ensemble du Gouvernement. Au total, sur les 46 mesures annoncées, 100 % ont été engagées. Il s’agit d’actions très concrètes telles que l’ouverture de 1 000 places d’hébergement des victimes en 2020 et les 1 000 supplémentaires prévues en 2021, la mise en place des bracelets anti-rapprochement, ou encore la création de 15 centres de prise en charge et d’accompagnement des auteurs de violence dès cette année. Je pense également aux unités médico-judiciaires qui permettent aux femmes de porter plainte directement à l’hôpital. Il en existe 30 aujourd’hui. J’en ai visité 2 depuis ma prise de fonction : en Bretagne-Sud et à Saint-Denis avec le Premier ministre. Et je peux vous dire que ce dispositif fonctionne.
Cette palette de dispositifs permettra de mieux repérer, mieux protéger et mieux accompagner les femmes victimes de violences ainsi que leurs enfants.
Etre féministe en 2020, ça veut dire quoi ? Il existe une myriade de féminismes et chaque femme doit pouvoir y trouver celui qui lui correspond le mieux. C’est un mouvement politique avec de multiples courants et je me garderais bien de vous en proposer une définition générique ou figée.
Pour moi, le féminisme aujourd’hui est un combat pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans toutes les sphères de la société : politiques, économiques et sociales. Les femmes ont été trop longtemps marginalisées et il est temps qu’elles acquièrent enfin un statut non pas identique mais symétrique aux hommes. Il ne s’agit pas de gommer les différences, mais de gommer les inégalités. Il ne s’agit pas d’opposer hommes et femmes, mais de nous rassembler autour d’une cause commune : l’égalité pour tous ! Tout le monde y gagnera à la fin.