Contrôleur de gestion, auditeur, médecin mais sage-femme ou encore infirmier et infirmière, avocat et avocate. Pourquoi certains métiers s’accordent-ils avec le sexe de celui qui l’exerce et d’autres non ? Petit regard sociologique sur la question, à partir du concept de « violence symbolique ».
Féminisation des postes : deux débats sous-jacents
Depuis de longues années, si ce n’est décennies, s’opère un débat, souvent houleux entre les partisans – qui sont surtout des partisanes – de la féminisation des noms de métiers et de postes en entreprises et les détracteurs – souvent d’ailleurs de sexe masculin. Le débat se cristallise autour de deux sujets clés :
Premier sujet : Jusqu’où peut-on encore considérer la pertinence d’une règle qui veut que « le masculin l’emporte sur le féminin ? A cet égard, il convient de rappeler qu’au Moyen-Âge, les métiers peuvent prendre tour à tour un genre féminin ou un genre masculin, selon le sexe de celui qui l’exerce. Ce n’est qu’au 17è siècle qu’apparaît la règle selon laquelle le masculin doit l’emporter sur le féminin dans la langue française, faisant disparaître le féminin de bon nombre de métiers tout en laissant un (grand) nombre d’exceptions.
Les arguments invoqués dans le premier débat servent à nourrir un second sujet, à savoir, la dénonciation du genre du métier tel qu’il existe actuellement dans la langue française car, justement, les nombreuses exceptions quant au « sexe des métiers » tendraient à montrer qu’il existerait sociologiquement des métiers de filles et des métiers de garçons.
A défaut de trouver le sexe des anges, que dire du sexe des métiers ?
Ce double débat, qui émerge en France au début des années 80, est peu ou prou concomitant avec le retour massif des femmes sur le marché du travail en tant que salariées mais aussi en tant que cadres. Elles étaient 6,8 millions de femmes sur le marché du travail en 1960. Elles sont 12,7 % en 2017 (source : INSEE.fr). Si elles occupent en 1960 des métiers de sténodactylographes, de vendeuses, de secrétaires, d’ouvrières, elles deviennent sont de plus en plus nombreuses à devenir cadres et, comme le statut l’indique, à prétendre occuper des postes d’encadrement et de direction. Or, ces postes, pour la plupart, ne s’accordent pas au féminin : Que dire d’une contrôlleuse de gestion ? d’une cheffe ? d’une ingénieure ? d’une entrepreneure ? Dans certaines langues, le sexe des métiers ne se pense pas, dans la nôtre si.
Simple querelle sémantique ? Sur un plan sociologique, certainement pas. Dans le roman de G. Orwell, 1984, le nombre de mots est réduit tous les ans pour que le peuple puisse de moins en moins penser. Les mots permettent donc de penser les choses. Si le féminin d’un mot n’existe pas, que doit-on en penser ?
Le mot comme « violence symbolique »
Une interprétation de l’engouement pour ce débat et, en particulier, de la volonté des féministes de s’attaquer à la non-féminisation de certains métiers réside dans la volonté de se soustraire de manière durable à une forme de domination masculine, autrement dit en éliminant, du moins en réduisant, la violence symbolique réside dans la langue française.
Dans « Esquisse d’une théorie de la pratique », Pierre Bourdieu reprend le concept sociologique de violence symbolique. Comme son nom l’indique bien et contrairement aux autres formes de violence physiques, légales, la violence symbolique est pratiquement invisible et réside dans le symbole. Pour autant, ce symbole cristallise et perpétue les rapports de dominations entre les personnes. Il est là et s’impose naturellement aux individus. Tant qu’il est là, l’existence d’une déviance n’est qu’un « accident historique » pour reprendre les termes du sociologue. En ce sens, la violence symbolique est considérée comme plus puissante que la violence physique pour imposer l’obéissance : La violence physique suppose que le sujet n’est pas nécessairement d’accord et est contraint d’accepter la domination. La violence symbolique permet d’intégrer durablement la domination dans le mode de pensée de l’individu.
Or quoi de plus symbolique qu’un mot, qu’un nom de métier ? Le mot renvoie à un imaginaire, à un archétype d’une idée. Aussi, le mot masculin qui renvoie à un métier évoque automatiquement l’image d’un homme qui exerce ledit métier. Gravé dans le marbre avec les règles de la langue française, le métier qui n’a pas de forme féminine laisse penser non pas que le genre humain dans son ensemble peut l’exercer mais surtout qu’il est réservé aux hommes et, symboliquement, refusé aux femmes, sauf « accident historique ».
La féminisation des mots pour penser l’égalité d’accès de tous les métiers aux femmes et aux hommes
Dans cette perspective, le combat des femmes pour la féminisation des noms de métiers prend une toute autre dimension puisqu’il s’agit d’abolir la domination masculine dans la symbolique des métiers que les femmes – mais aussi les hommes – peuvent exercer en pratique, de faire en sorte que ce libre accès ne soit pas considéré comme un accident historique mais comme une « évolution » durable. En son temps, Simone de Beauvoir prévenait ses compatriotes « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis ». Actuellement, dans bon nombre de pays, le droit des femmes à disposer de leur propre corps, pourtant inscrit dans différentes lois, est remis en cause. Le droit des femmes à exercer différents métiers semble en cours d’acquisition. Pourtant, avec moins d’une femme dirigeante au CAC 40, avec seulement 2,6 % des fonds alloués au développement de startups dirigées par des femmes, le « combat » pour la féminisation de certains métiers, de certains postes est encore loin d’être gagné. Dans un contexte de crise économique annoncé, la dénonciation de la violence symbolique comme outil pour maintenir la domination des femmes dans le monde économique prend donc tout son sens.
L’auteur est Séverine LE LOARNE – LEMAIRE, Professeur à Grenoble École de Management et titulaire de la Chaire « Femmes & Renouveau Économique ».