[Exclu] Le télétravail est-il le « future of work » ?

La pandémie de la Covid-19 peine à être contenue. Mais, dans le désarroi qui monte face aux incertitudes économiques, un espoir est régulièrement avancé : le confinement a fait prendre conscience des possibilités du télétravail. Et ces possibilités, comme un nouvel horizon, ont canalisé les propos sur le futur du travail. Travailler demain serait travailler « sans frontières » c’est-à-dire affranchi des contraintes du lieu. Et cette vision optimiste, qui promet un futur heureux car dématérialisé, mérite d’être interrogée. Si la technologie rend possible le télétravail, elle ne réduit pas les menaces qui pèsent sur les télétravailleurs.

 

20 ans de recherches sur le télétravail

Car le télétravail n’est pas né en 2020. Les recherches ont eu le temps de repérer ses avantages, ses défauts et ses conséquences. Le télétravail est d’abord une confrontation à l’absence : l’absence des autres et, en symétrie, sa propre absence aux yeux de ses collègues et de son manager. Avec l’éloignement, se raréfient les multiples contacts informels de la vie de bureau. Or agir dans une organisation, c’est comprendre son fonctionnement informel. Les échanges autour du café ne sont pas (seulement) des gossips. Ce sont les lieux où se partagent des informations essentielles, de celles qui donnent le pouls de l’entreprise et les clés pour y agir. Les télétravailleurs ont souvent perdu cette ligne de vie entre eux et le collectif. Revenir au bureau après quelques jours revient à courir pour rattraper un train en marche.

A poste équivalent, le temps hebdomadaire de travail des télétravailleurs est supérieur de 10 %, sans pour autant apporter des différences de performances. En télétravail, il faut plus de temps pour en faire autant, car les activités domestiques polluent la sphère professionnelle. Elles attirent l’attention des individus et les déconcentrent. Il faut plus de temps pour se reconcentrer après avoir rangé une chambre qu’après avoir pris un café avec des collègues. Enfin, le niveau de stress des télétravailleurs est nettement supérieur à celui les autres. C’est encore plus le cas chez les femmes. En cause, la multiplication des activités et l’absence de possibilité de les séparer.

Enfin, les télétravailleurs sont encore victimes des stéréotypes sur0 ceux qui travaillent hors du bureau. On les soupçonne de travailler moins, d’être injoignables et, finalement, d’être désengagés. Le confinement obligatoire, étonnamment, n’a pas affecté cette croyance. Il l’a même ancrée dans de nouvelles maximes (« dans télétravail, il y a surtout télé »).

Des salariés conscients des menaces qui pèsent sur eux

Les salariés ne sont pas naïfs : en télétravail forcé, ils ont estimé bénéficier de moins de perspectives d’évolution (-9,7 % par rapport à la période octobre 2019-mars 2020), ont eu moins le sentiment d’apprendre et de progresser (-8,1 %) et se sont sentis moins reconnus et encouragés (-8,1 %)[1]. S’ils aspirent pourtant à télétravailler, c’est que cette situation leur promet des bénéfices plus grands que les pertes qu’ils ont expérimentées. Travailler de chez soi, c’est bien plus que travailler à son rythme, dans un environnement plus chaleureux ou moins stressant. Le travail est devenu pénible car les organisations gaspillent l’énergie de leurs membres. Il s’est gonflé de tâches inutiles qui écartent les salariés de leur goût du bien faire et, finalement, d’eux-mêmes. Si le télétravail attire, c’est qu’il parait restaurer la part d’intimité professionnelle que les open-spaces ont détruite : affranchi du regard des autres, seule pourrait compter l’éthique professionnelle de chacun.

La digitalisation est régulièrement présentée comme un phénomène inéluctable. Inéluctable d’abord car la dynamique des progrès technologiques serait si forte que rien ne pourrait s’y opposer. Mais irréductible, aussi, car les nouvelles possibilités digitales ne feraient qu’accompagner une lame de fond : les aspirations des individus vers plus de liberté, d’autonomie et d’indépendance. Bref, la technologie ne serait que le moyen d’accélérer le trajet vers un « future of work » consensuel, souhaitable et libérateur. La réalité est moins positive. Le télétravail crée un second cercle de salariés, loin des yeux et loin du cœur de ceux qui arbitrent en matière de promotions, de valorisation et de carrière. Il télétravail réussit à ceux qui savent se rendre visibles : donner à voir son respect des routines et son souci des process sont les règles de survie pour les télétravailleurs. On est loin de l’autonomie attendue.

L’auteur est Jean Pralong est psychologue et professeur de gestion des ressources humaines à l’EM Normandie

[1]  Sondage Workanywhere – avril 2020.