Les algorithmes d’intelligence artificielle (IA) améliorent sans cesse leurs performances. Après avoir vaincu aux échecs, au jeu de go, en vision et en classification d’images, il est temps de penser à son impact transverse. L’homme a créé un outil, non seulement capable d’assurer des taches à sa place, mais également en mesure d’impacter le comportement de son espèce. Une nouvelle époque pourrait naître, une époque menée par les algorithmes.
Très tôt dans son histoire, homo sapiens a compris que son intelligence était plus importante que sa force physique. C’est cette intelligence qui lui a permis de façonner des outils, de copier les comportements de ses semblables et d’effectuer des actions groupées dans un but commun. Les chasseurs-cueilleurs pouvaient constituer des groupes dépassant la centaine de membres. Ils mettaient en place des stratégies pour piéger leurs proies et augmenter les chances de réussite. Le cosmologiste Max Tegmark résumera l’idée en une phrase : « l’intelligence permet le contrôle. »
Quand l’intelligence entre dans la machine
Les outils et créations de l’Homme ont toujours été vecteurs de son évolution. L’intelligence artificielle, présente dans nos appareils mobiles et logiciels métiers, refaçonne l’espèce. Nous n’avons plus seulement les hommes face aux hommes, mais des hommes face à des machines intelligentes.
Michel Serres soulevait l’évolution de nos technologies comme la volonté d’externaliser petit à petit les fonctions du vivant. Le philosophe indiquait que la mémoire, le calcul et l’intelligence entrent progressivement dans la machine. Nos smartphones sont devenus des « têtes pensantes ». Toutefois, l’intelligence artificielle n’est pas encore prête à défier l’homme dans sa tâche de management. Pour cause, certains attributs de l’intelligence manquent. L’auto-organisation, la capacité d’apprendre d’un seul exemple, la gestion des évènements rares, la possibilité de reproduire sa propre complexité, l’apprentissage et l’action de manières synchrones et la morale sont des talents de nos hommes qui ont du mal à trouver place dans une machine.
Cette intelligence artificielle restreinte marque l’homme et son management de manière largement perceptible. Il est aisé de comprendre l’impact que peut avoir un algorithme sur le comportement des entreprises et citoyens. Les algorithmes de Facebook, Instagram et Google sont au cœur d’une mécanique visant à gagner en visibilité à tout prix. Les stratégies de netlinking et de SEO sont des activités humaines dont le décideur final est bel et bien un algorithme. Google détermine votre position dans le moteur de recherche, l’homme cherche à satisfaire la machine pour obtenir des revenus. Les milliards d’utilisateurs de Facebook et Instagram ont compris qu’une bonne connaissance de l’algorithme sous-jacent est nécessaire pour optimiser leur présence en ligne et exister aux yeux de la machine avant d’exister aux yeux des hommes.
L’intelligence artificielle manage déjà le comportement de milliards d’hommes
Les indicateurs clés de performance, s’ils sont au départ dans les mains des hommes, sont ensuite transmis comme objectif à nos IA. Elles assurent alors rigoureusement leurs missions sans réelle intelligence éthique favorisant les chiffres au détriment du sens. Tim Berner Lee annonçait dès 2018 que le web était en danger. La production de contenus dupliqués, la surinformation, les fake news et l’émergence possible d’une époque algorithmocène inquiètent les décideurs. Pour éviter que les hommes produisent des contenus pour les machines, et bientôt que les machines produisent du contenu pour les hommes, il sera nécessaire d’intégrer un facteur éthique dans nos intelligences plus que jamais artificielles : c’est une question de contrôle.
Si l’Homme n’a cessé de penser l’Homme et plus récemment la machine, il doit désormais penser la machine dans son humanité. S’il réussit cet exploit alors nous verrons peut-être émerger la nature numérique de l’homme.
L’auteur est Charles Perez est enseignant-chercheur à Paris School of Business
et auteur de l’ouvrage Nature numérique de l’homme : Aux frontières entre organique et numérique.