Sur Mesure, Madame Brasserie, ou encore plus récemment ONOR : vous connaissez sans doute l’un de ces restaurants du Chef Thierry Marx. Personnalité bienveillante du monde de la cuisine, cette figure de la gastronomie française, originaire des quartiers prioritaires de la ville, se démarque aussi pour son engagement en faveur de l’inclusion professionnelle avec ses écoles Cuisines Mode d’Emploi(s). Interview d’un manager à la fois humain et intransigeant.
Patron, leader, coach, accompagnateur bienveillant : on en demande de plus en plus aux managers. Dans une cuisine comme en entreprise, comment jongler avec autant de casquettes ?
On va commencer par un principe simple : l’exemple est la seule preuve de l’autorité. Partant de là, je suis convaincu que le manager doit faire preuve d’une certaine verticalité, d’une rectitude dans ses choix. En même temps, il se doit d’avoir la capacité d’horizontalité vis-à-vis de ses collaborateurs. Le manager est solidaire et solitaire. Par définition, il est seul dans sa décision finale et doit avoir la capacité de l’assumer. Il s’agit d’être dur avec les faits et bienveillant avec les gens. Le management se pratique au quotidien en mettant en place des règles simples de comportement, d’honnêteté et de loyauté. Le courage de ses opinions est une force capitale. Ensuite, il s’agit d’apprendre à écouter et à observer. Tous ces mécanismes mis bout à bout forment une colonne vertébrale du management.
La crise sanitaire a touché de plein fouet le secteur de la restauration. Comment cela se ressent-il dans votre management ?
Les gens n’ont plus envie d’avoir un rapport sacrificiel au travail. Manager en entreprise est donc différent, il faut laisser parfois un peu plus de libertés. Dans mon mode de management, j’ai une chaîne de commandement très courte, je fais confiance à quelques personnes seulement. Quand je crée une entreprise, il y a le rêveur – c’est-à-dire moi – puis une personne qui a une vision très comptable des choses et une autre, qui a une vision plutôt commerciale et marketing. Un management optimal nécessite une chaîne de commandement très courte, entre trois et cinq personnes, pour que les feedbacks soient plus précis et que ces personnes aient le droit à l’erreur.
Vos conseils pour garder des collaborateurs sur le long terme ?
Quand vous recrutez quelqu’un, il faut tout de suite lui signifier pourquoi il est recruté. Toute nouvelle personne est une solution dans l’entreprise, mais pour qu’elle soit durable, il ne faut jamais qu’elle rencontre la frustration de se demander pourquoi elle est là. Je pose toujours deux questions quand je recrute : « Pourquoi voulez-vous travailler avec nous ? » et, la plus importante, « Où vous voyez-vous dans deux ans ? » J’essaye de matérialiser que cette personne a de l’ambition. Il n’y a rien de plus terrible que de voir des personnes trois ou quatre ans après leur recrutement être dans la frustration du salaire ou de leur mission. Aussi, je ne suis pas dans l’infantilisation de mes jeunes collaborateurs, j’ai horreur de ça. Ça n’a pas de sens de vouloir materner trop les salariés, et ce n’est pas ce qu’ils recherchent. Et si tout simplement on était honnête entre nous ? Les premières trames de management que j’ai appliqué se basaient sur le code de l’honneur du judo, en appliquant la politesse pour tous dans l’entreprise. Considérer les employés, c’est aussi leur demander où ils se verront dans deux ans. Ce n’est pas votre employeur qui protège votre emploi, c’est votre curiosité. S’instruire, aller chercher des aptitudes, cela permet d’être des hommes libres.
Certaines entreprises considèrent encore que manager est une promotion plutôt qu’une compétence à développer. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Manager, c’est abord une attitude qui s’apprend au fur et à mesure de la vie en entreprise. Je demande à mes managers d’être honnête, de faire preuve de verticalité et d’être capable d’aider à atteindre les objectifs. Le manager n’a pas la science infuse, mais il sait poser le cadre de la mission. Il a aussi la responsabilité de faire évoluer ses collaborateurs. Enfin, la seule relation qui vaille dans l’entreprise, c’est la relation de confiance que vous instaurez. C’est quelque chose qui tient au comportement même du manager, à ses mots, son attitude. Quelqu’un qui a beaucoup d’aptitudes et peu d’attitude sera toxique pour l’entreprise. En revanche, je constate que les personnes passionnées sont souvent de très bons managers. Ils ont une attractivité par leur passion ce qui leur permettra d’avoir un management peut-être un peu moins scolaire, mais tout aussi efficace en servant de rôle modèle.
Votre nouvel établissement ONOR est doublement engagé : il embauche 20 % de personnels issus de vos formations Cuisines Mode d’Emploi(s) et propose une cuisine à faible impact environnemental. Comment se passe la gestion de ces nouvelles équipes ?
Une entreprise dans l’économie sociale, c’est une croissance en conscience. L’impact environnemental de l’assiette se mesure avec les circuits courts et l’utilisation de produits d’une agriculture régénérative. Coté social, nous embauchons 20 % de personnes en inclusion, soit qui ont fait nos écoles et souhaitent monter en compétences, soit qui rencontrent quelques difficultés d’insertion dans la société. Ça peut être des gens éloignés de l’emploi, en grande précarité, des migrants statutaires… Mais créer un management inclusif n’est pas inné. Il ne suffit pas de cocher des cases en prenant une personne handicapée, une personne éloignée de l’emploi, etc. Si c’est pour que ces personnes ne progressent pas dans l’entreprise et soient juste une case cochée sur un bilan RSE, ça n’a pas vraiment d’intérêt. Depuis 15 ans, j’ai essayé de travailler un management très inclusif, ce qui dérange les cercles, y compris les miens. Cela nécessite d’imposer un cadre dans l’entreprise, des règles et d’intégrer deux types de directions des ressources humaines. L’une assez classique qui vérifie les diplômes et fait appliquer les lois du travail, puis une qui relève plus du domaine de l’assistance sociale, capable de regarder des problématiques comme une situation de divorce, une personne sans logement, des travailleurs pauvres… ONOR honore ainsi les produits, les légumes mais aussi les hommes qui n’ont pas encore été honorés.
Nouveau challenge : l’ouverture prochaine d’un bouillon à Saint-Ouen. Est-ce un moyen de rendre la cuisine accessible à toutes les bourses ?
C’est encore en projet, mais je pense à une table avec des plats très simples et accessibles à 15 ou 20 €. C’est davantage dans l’esprit bouillon comme il l’était au début du 20è siècle, où des bas morceaux arrivaient à nourrir la population. Pour moi, populaire n’est pas simplement lié à un créneau social, c’est surtout la possibilité que le notaire croise l’ouvrier à sa table. L’esprit de cet établissement, c’est de montrer que la cuisine est capable de rassembler toutes les diversités. Ce sera le marqueur fort de ce lieu : une cuisine populaire, agréable à manger et agréable à payer. Il faut faire en sorte que le prix des choses évolue en fonction de la saison. Nous devons accepter comme dans les hôtels que les prix fluctuent. Je voudrais casser ces codes et montrer que du veau du Limousin à une certaine époque de l’année peut être à un certain prix et changer quelque temps après. Une augmentation ou une baisse entre 3 et 5 % du prix d’un plat devrait être acceptée.
Jeune adulte, vous avez enchaîné les petits boulots après votre expérience de parachutiste dans l’infanterie de marine pendant la guerre au Liban. Quel conseil auriez-vous aimé entendre à ce moment-là de votre vie ?
Le meilleur conseil que j’ai eu venait d’un grand manager : « si tu sais ce que tu veux, montre ce que tu vaux ». Et ça me trotte encore dans la tête. Soit vous pensez que vous n’y arriverez pas, soit vous saisissez l’opportunité. C’est ça la verticalité, un boxeur ou un judoka ne se couche pas pour rien. Il y a un effort à faire, on ne peut pas laisser croire à l’ascenseur social comme par magie, ça n’existe pas. Je suis né dans les quartiers et la pire chose qui pouvait nous arriver, c’était de prendre des ascenseurs. En général, quand vous arriviez au dernier étage, la lumière ne fonctionnait pas et vous vous faisiez casser la gueule ! L’ascenseur social n’existe pas, mais il y a un escalier avec une notion de l’effort. Pour certains, il peut y avoir besoin d’une marche aménagée, mais vous ne pourrez pas vous priver de cette notion de l’effort. Enfin, nous avons besoin de jeunes volontaires, qui ont la capacité d’améliorer le monde et de déranger les cercles, notamment dans notre milieu.