Hélène Cixous est une des grandes voix de la littérature contemporaine, à l’écoute attentive du monde et des profondeurs de l’être. Et cela au sens le plus lyrique qui soit : son verbe chante tout autant qu’il dit. Si la voix de cette pionnière du combat féministe incline au cri, comme elle le développe dans son dernier livre paru aux éditions Galilée, c’est que, exorcisme et sublimation, il est l’essence même de la littérature.
Il y a quelque chose de total dans votre oeuvre, qui est intensément poétique et résonne à la fois de profonds accents de vérité, mêlant vie, littérature et philosophie…
C’est vrai, bien qu’il faille préciser. Tout ce que j’ai fait est poétique mais je n’ai pas écrit de poèmes, contrairement à ce qui peut se lire ici et là. Toutefois mes textes sont en effet comme de longs poèmes. Pour ce qui est de la vie, je ne crois pas qu’il existe un seul écrivain qui n’alimente le brasier avec ses propres expériences. Mais mon oeuvre n’est pas réaliste et, si je m’appuie nécessairement sur mon histoire, je ne raconte pas ma vie. Ce que j’éprouve, traverse, rejoint les structures de ce qu’éprouvent et traversent tous les êtres humains.
L’un de vos premiers livres, issu de votre travail universitaire, L’exil de James Joyce, semble déjà concentrer tous les thèmes que votre oeuvre va ensuite déployer. La douleur de l’exil notamment…
C’était inconscient alors, puisque je n’avais pas encore fait mon chemin. Mais si je me retourne, je me dis que, sans l’avoir calculé, je n’ai cessé de réitérer mon combat, mon débat permanent avec tout ce qui est de l’ordre de l’exil, de l’incarcération, de tendre vers la libération. C’est le fil que j’ai tiré lorsque j’ai traversé tout Joyce, fil qui était le sien d’ailleurs. A l’entrée de son oeuvre, il y a comme un grand panneau : » Ici, exil « … C’est mon sujet.
Il y a aussi chez Joyce l’amour et le secours de la langue, par-delà les idiomes et les époques, antiques ou modernes. L’idée aussi de l’écriture comme d’un engagement total.
Je suis fidèle à ce qui me précède, à moi-même me précédant moimême… Cela vient de mon enfance, toute petite en effet j’ai filé vers la littérature comme vers l’autre monde, un monde où l’on pouvait vivre, puisque je considérais que celui dans lequel nous étions jetés était invivable. Avec Joyce, j’ai fait exactement la même chose. Quant aux langues, j’ai toujours vécu en considérant que nous sommes des polyglottes. Il se trouve que j’ai trempé dans un grand bain de langues dès ma petite enfance. Par chance, par héritage, j’avais plus d’une langue maternelle. Passer de l’une à l’autre était pour moi une acrobatie quotidienne et délicieuse dans mon milieu familial. Par la suite, je me suis souvent heurtée à l’inverse, au monoliguisme officiel. Il fallait parler une seule langue, y compris en France où le primat du français national est un héritage de la Révolution. Naturellement, je ne m’y suis pas pliée. Joyce a écrit Finnegans wake en partant de 18 langues… Mais ce n’est pas que le cas Joyce. A vrai dire, je voulais d’abord travailler sur Shakespeare. Et Shakespeare, c’est plus d’une langue. Il fait de l’anglais un monde inépuisable.
C’est l’idée de Proust selon laquelle tout chef-d’oeuvre s’écrit toujours dans une langue étrangère…
Oui mais en ce qui me concerne, c’est le français qui est d’abord ma langue étrangère. Lorsque je dis cela, cela ne veut pas dire que je me revendique comme anglophone avant tout, mais qu’il faut « étranger » le français pour qu’il soit poétique.
Dans l’idée d’exil, il y a aussi celle d’un lien direct de la littérature avec la souffrance. Ayaï ! « le cri de la littérature », est en premier lieu l’expression d’une douleur…
Mais Ay Ay ce sont aussi quelques lettres de noblesse. Si j’ai saisi et inscrit ce vocable sonore, c’est parce qu’il est m’est parvenu depuis Sophocle et la tragédie d’Ajax, comme la puissance littérale qui se situe vraiment à l’origine de la littérature telle que nous la concevons, c’est-à-dire se jouant aussi dans l’inscription du signifiant. Ajax lui-même le dit : « Pour mon malheur, je suis né avec un nom de malheur ». Mon nom de malheur, qui était « Aïe, aïe, aïe! » m’a prédestiné. Sophocle le dit, Shakespeare aussi. Il n’y a pas un seul écrivain, quelle que soit son époque, qui n’ait senti ce qui peut passer comme sort, comme destin, à travers la langue.
Cette dimension de jeu avec le langage est très éloigné des jeux Oulipiens, il n’a aucun caractère de gratuité ou de performance, son enjeu est vital…
La littérature ne s’est jamais passée de ce jeu fertile. Shakespeare joue sur les mots. Naturellement, la traduction l’efface, elle ne peut faire autrement, et l’on ne voit pas le jeu de lettres permanent chez lui, ou encore chez son contemporain John Donne, un extraordinaire poète métaphysique. L’écriture de cet homme de religion est admirable, travaillée, sculptée. Encore une fois, ce n’est pas le propre de la langue anglaise, mais celui de toutes les littératures de se réinscrire ainsi, de jouer avec elles-mêmes, de s’écouter dans leurs musiques. Quand on écrit en expulsant les arts que la littérature promeut, avec quoi elle se tatoue, se scarifie, c’est que l’on n’écrit pas. La littérature espère, ose dire ce que nous n’osons pas dire, mais elle le fait en exerçant tous les autres arts, elle est musique, peinture, gravure, sculpture… On oublie beaucoup cela.
D’ailleurs, le texte d’Ayaï, entre en résonance avec le travail graphique d’Adel Abdessemed…
J’aime énormément ce jeune artiste très fort. Nous avons découvert, au cours d’une première rencontre, que lui-même, qui avait lu beaucoup de mes textes, avait complètement entendu ce cri, lui donnant la forme de vidéos, de dessins ou de sculptures. Par amitié, par alliance, par jeu, nous avons adjoint ses images. A la fin de l’année paraîtra chez Galilée un livre avec, sur et pour Adel, intitulé Insurrection de la poussière.
Ce cri de douleur possède aussi une faculté essentielle de métamorphose, une capacité de sublimation. Peut-il être aussi de joie ?
Crier c’est déjà beaucoup. La pire souffrance, c’est évidemment le silence, auquel sont réduites des populations entières. Le cri c’est toujours à la fois la détresse et le signe de la vie. On commence par crier et après on est sommé de se taire. Mais il faut crier.
Votre profonde amitié intellectuelle, philosophique et politique, avec Jacques Derrida est célèbre. Le lien qui vous unissait a-t-il procédé d’une vision commune de la littérature ?
On en a déjà beaucoup parlé. Lui, par chance, l’a écrit dans H.C. pour la vie et Genèses, généalogie et genres, ce qui est très bien, car ainsi le travail est fait. C’est une particularité dans le paysage de l’écriture contemporaine, quelque chose qui n’est pas négligeable, que cette alliance intense, profonde et fertile entre deux personnes. Nous avons passé quarante ans à nous écouter, à parler, à échanger, à écrire ensemble. Je crois que cela est exceptionnel, et vaut donc la peine d’être remarqué. Si cela a pu avoir lieu, c’est à la fois parce qu’il y a eu, présidant rencontres de l’ordre de l’accident – lui ne croyait absolument pas au hasard mais affirmait au contraire que tout était surdéterminé, inscrit… – et que ces rencontres se sont faites tout à fait à l’aube de l’écriture. Les premiers écrits que je lui ai donnés n’étaient même pas un livre. Inversement, j’ai lu ses premiers textes. Nos visions du monde pouvaient aussi être associées, comparables, avec des visées semblables, politiquement, intellectuellement aussi bien qu’éthiquement. Le déterminant majeur me semble avoir été le sentiment de non-appartenance, d’une absence d’appartenance, sauf à l’écriture. L’écriture comme processus, se travaillant et faisant surgir du sens supplémentaire. Sur ce point, je pense que nous nous sommes secourus mutuellement, dans la mesure où il était vital pour moi qu’existât une philosophie de l’écriture. Quelque chose, dans l’écriture, avait de mon côté besoin de philosopher, et dans sa philosophie se logeait une urgence de tissage, dans la grande tradition inaugurée par Montaigne.
Un autre point commun entre vous n’est-il pas le refus de la frontière, sous toutes ses formes, entre les genres sexuels, la philosophie et la politique, la littérature et la vie?
C’est en effet originaire chez moi. C’est ce qui m’a élevée, ce par quoi j’ai été élevée, dans une résistance furieuse à ce qui se voulait opposition, exclusion. Et qui d’ailleurs est arbitraire, de l’ordre du coup de force. J’ai immédiatement retrouvé chez Derrida cette notion qu’il qualifiait d' »indécidable ». Tout est plus d’un. Je voudrais ici m’adresser en particulier aux étudiants des classes préparatoires. Ils sont, comme nous l’avons tous été, assujettis à cela que je combats, à ce fonctionnement par opposition, par reproduction de modèles, de barrières, de frontières de tous ordres. C’est à la fois nécessaire et redoutable. On ne peut certes échapper à une certaine discipline mais, au bord de cette clôture, il faut ouvrir des fenêtres, cultiver sa propre singularité, ses lignes de fuite, en sachant que l’on traverse un moment de structuration nécessaire, mais qui ne doit pas aliéner nos propres éclairs. Il faut rester Rimbaud à l’intérieur de la cellule.
Enfin, vous avez été une figure importante du mouvement féministe, éditée notamment par Antoinette Fouque, autre grande voix récemment disparue. Où en sont les choses aujourd’hui selon vous?
Ces luttes sont sans fin. Le sans-fin, que je connais depuis mon enfance, est le racisme. Il est comme Satan, il est multiple, change de masque, est ici, puis là… La misogynie, je ne peux imaginer qu’elle s’éteigne avant des siècles. Elle coule littéralement dans les veines de la société depuis toujours, c’est vraiment un poison. Et il faut le combattre. On a le sentiment qu’il y a des avancées, légitimées par la loi, mais celles-ci peuvent tout aussi bien disparaître d’un jour à l’autre. Quand ces avancées sont indéniables dans beaucoup de pays occidentaux, on constate des reculs dans certaines zones, on prône le retour à la charia, on supprime le droit à l’avortement. Ce qui caractérise la peste mondiale de la misogynie, c’est sa ténacité. Ce qu’on a gagné, on peut le reperdre, et il faut le reprendre. J’ai vécu une phase historique, dans les années soixantedix et quatre-vingts, en compagnie de figures assez exaltantes comme celle d’Antoinette Fouque. Nous sommes actuellement dans une période d’extinction, mais cela ne veut pas dire que les choses ne vont pas à nouveau reflamber… Il faut à la fois avoir une impatience furieuse et une patience à toute épreuve.
En librairie
Ayaï, le cri de la littérature accompagné d’Adel Abdessemed,
aux éditions Galilée
A paraître
Insurrection de la poussière avec, pour et sur Adel Abdessemed
aux éditions Galilée
Propos recueillis
par Hugues Simard