« On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré »
(Albert Einstein)
Pourquoi réguler les banques ?
Laissez un banquier ou un trader sans contrôle, et la probabilité est élevée d’une prise de risques excessive. C’est déjà ce qu’observait Aristote, multipliant les imprécations contre le pouvoir corrosif de l’argent, reprises ensuite par Smith, par Keynes, et jusqu’à Akerlof et Krugman. Il fut le premier critique des pratiques spéculatives ou monopolistes, avec la dénonciation de la chrématistique (« l’argent pour l’argent »). Laissez un système financier sans contrôle, et la probabilité est élevée qu’il donne lieu à des niveaux de levier (dette sur actifs) trop élevés, propices au gonflement des bilans, à la défaillance du contrôle interne, et à une crise de solvabilité. Car il est rare qu’un banquier soit promu pour avoir refusé un crédit. Au total, l’industrie financière est la seule où le régulateur se préoccupe de niveaux suffisants de capitalisation et de liquidités. C’est aussi le secteur d‘activités où l’opinion publique encourage les gouvernements à modérer les rémunérations. Car l’argent est un « bien public » et l’intermédiation entre épargne et investissement est au cœur du processus de croissance durable.
Depuis l’effondrement de la banque Herstatt en 1974, les banques centrales et la BRI ont entrepris une coordination de la surveillance bancaire à des fins de contrôle des niveaux de capitalisation. Depuis 1988, les banques doivent mettre en place un dispositif de pilotage et de surveillance des risques sur base consolidée et respecter un ratio minimum de capital sur actifs risqués. Cette concertation et l’imposition des normes dites de « Bâle » n’ont pas empêché crises bancaires et mauvaise gouvernance dans la plupart des pays développés de l’OCDE. Récemment encore, au début 2013, le Commissaire européen à la concurrence a dénoncé les pratiques collusives des banques dans l’affaire des manipulations du taux Libor.
Comment réguler le système bancaire ?
La crise des subprimes de 2008 a mis en lumière les insuffisances de la surveillance et de la régulation. La raison principale est que les mécanismes de contrôle restent sous l’égide des banques centrales alors même que l’Hyperfinance est globalisée et donc apatride. Le découplage entre l’économie « réelle » et la finance « en roues libres » est illustré par le ratio des actifs financiers sur le PIB global qui atteint désormais 350 %. Le capitalisme d’endettement a pris son essor dans la décennie 90 grâce à la dérégulation qui mit fin aux mesures d’encadrement imposées lors de la Grande Crise de l’entre-deux guerre, en particulier la séparation des activités de banque de dépôt et de banque d’investissement aux Etats-Unis. La seconde raison est que le « shadow banking », c’est-à-dire les institutions financières non bancaires et non régulées, a pris une ampleur considérable, précisément depuis l’émergence de contraintes de capitalisation à la fin des années 80. Hedge funds, fonds de pension et banques d’investissement représentent désormais la grande majorité des actifs financiers. La troisième raison est que la BRI rassemble seulement 60 banques centrales et que les fonds offshore restent opaques et aimantent des volumes croissants de capitaux qui ont triplé depuis fin 2000 pour atteindre 3650 milliards de dollars. Enfin, l’industrie bancaire a imposé un rapport de force avec les régulateurs qui restent toujours “en retard d’une crise”. L’Institut pour la Finance Internationale qui regroupe plus de 400 banques du monde entier, a lancé un avertissement solennel en octobre 2012, concernant l’application du nouveau régime de normes prudentielles de “Bâle III” qui ferait peser un risque de baisse des crédits et donc de moindre croissance.
Pour remédier à l’impact de la globalisation sur le contrôle prudentiel, une concertation globale en matière de normes de gestion de portefeuille est indispensable pour prévenir les crises tout en évitant des phénomènes d’éviction et d‘arbitrage réglementaire. Le rapport de Larosière sur la surveillance financière en février 2009 proposa aux régulateurs de « reprendre la main » et de créer un mécanisme d’alerte précoce, placé sous les auspices de la BCE et chargé de neutraliser les risques systémiques ; le rapport du FMI sur la Stabilité Financière d’avril 2009 insista sur le rôle-clé de la transparence sur les éléments compromis des bilans bancaires ; enfin, le rapport Liikanen d’Octobre 2012 recommanda de séparer légalement certaines activités financières particulièrement risquées des banques de dépôt. Il faisait écho, avec une inertie intrinsèque à l’Europe, à la « règle Volcker » qui interdirait aux banques américaines les opérations spéculatives pour compte propre à partir de 2015. L’objectif, en Europe comme aux Etats-Unis, est de lutter contre la complexité et l’interconnexion des banques et surtout de limiter le recours aux contribuables en cas de faillite bancaire. En période de crise et d’austérité, puisque les marges budgétaires sont compromises, le bon sens et l’équité requièrent de contrôler la prise de risques des banques et d’isoler le contribuable des effets des crises de liquidité.
Réformer et encadrer la finance pour la mettre au service de l’économie ?
En France, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution devra contrôler les risques de sous-capitalisation et de défaillance de liquidité. Les activités bancaires spéculatives devront être cantonnées dans des filiales séparées, financées indépendamment des ressources de la banque et sacrifiées en cas de difficulté (elles ne représentent qu’environ 1 % du produit net bancaire des banques françaises). L’objectif est d’encadrer les risques de marché sans mettre à mal le modèle bancaire universel hexagonal. Mais au total, rien ne se fera avant 2015 ou 2019 selon les pays et l’enjeu des autorités nationales est de prendre de cours une régulation plus draconienne imposée par la Commission de Bruxelles ! L’Hyperfinance émerge de la crise plus forte que jamais et le capital-mercure échappe au contrôle des Etats-nations. Il revient aux écoles de commerce de former des « acteurs de l’économie » qui donnent à la finance un horizon social et temporel et qu’animent des valeurs au-delà des mobilières.
Par Michel-Henry Bouchet, professeur de Finance Internationale
à Skema BSest spécialiste des risques-pays et de la globalisation financière.