Après n’avoir menacé que les postes opérationnels, l’intelligence artificielle semble maintenant être capable de remplacer certaines fonctions managériales, voire de direction. Faut-il en conclure que l’IA pourrait bientôt perturber les modèles de leadership en place au sommet des entreprises ?
Prêts à travailler pour un robot PDG ?
Fin août 2022, NetDragon, une compagnie chinoise développant des jeux vidéo, annonçait l’arrivée d’une nouvelle dirigeante : « Notre nomination de Mme Tang Yu illustre notre engagement réel dans l’utilisation de l’IA pour transformer la manière dont nous gérons notre entreprise ». Une déclaration somme toute banale dans le secteur des nouvelles technologies… Sauf que Mme Tang Yu n’existe pas, du moins pas au sens humain du terme. Elle est une intelligence artificielle qui aidera l’entreprise « dans le domaine de la gestion et de l’administration ainsi que dans les questions opérationnelles« . Après avoir menacé puis commencé à remplacer les employés assurant des tâches relativement répétitives, l’intelligence artificielle s’attaque donc maintenant aux postes de direction. Est-ce à dire que les leaders humains vont disparaître ?
L’IA : une menace directe pour le leadership traditionnel
L’intelligence artificielle est avant tout un défi pour les modèles traditionnel du leadership : une personne qui mène un groupe en faisant autorité et imposant une direction et un rythme. Bien que contestés par la recherche académique, ces modèles restent encore proches de la réalité de certaines entreprises, et l’intelligence artificielle va profondément les perturber.
Selon Tatjana Titareva il y aurait trois interactions potentielles entre IA et le leadership :
- L’IA comme augmentation, avec des technologies qui viendront assister, faciliter, voire étendre, les capacités des leaders
- L’IA comme remplacement, avec des systèmes experts capables d’organiser les tâches et de coordonner plusieurs acteurs entre eux
- L’IA comme vogue du moment dont les capacités et les impacts se révèleront en fait relativement limités
La vitesse de développement du champ de l’intelligence artificielle et sa capacité à sans cesse repousser les limites de ce qu’il était imaginable pour les machines de faire rend, à mon sens, la dernière hypothèse plus qu’improbable. Celle du remplacement se fera probablement en parallèle d’une requalification et une re-répartition des tâches, même au plus haut niveau des entreprises. Concrètement, il est peu probable que l’IA remplace complètement les dirigeants des entreprises. En revanche, les algorithmes vont progressivement assurer un nombre croissant de tâches, même les plus techniques et abstraites.
Une invitation à réinventer le leadership
Depuis près de 20 ans, les recherches en leadership se défont de l’obsession pour les meneurs (leader-centric) au profit d’une vision plus collective. Plutôt que de voir le leadership comme (1) un meneur imposant (2) une direction à (3) des suiveurs, ces approches renversent la perspective. Pour elles, il y a leadership à partir du moment où (1) un collectif (2) se met en mouvement (3) de manière coordonnée. Il y a évidemment des rôles au sein de ce collectif, avec certaines personnes contribuant plus que d’autres à son mouvement. Dans cette perspective, l’intelligence artificielle n’est plus une perturbation majeure, mais simplement un facteur supplémentaire de coordination du mouvement collectif. Comme toutes les innovations, elle sera accompagnée de son lot de nouveautés qui va troubler les acteurs et bousculer les habitudes, mais elle ne remet pas en cause la logique globale de fonctionnement.
IA et leadership : une révolution bienvenue ?
L’intelligence artificielle est évidemment l’annonce de changements majeurs dans les entreprises, certains déjà en jeu aujourd’hui. En revanche, elle n’est un problème majeur que pour les modèles de leadership les plus traditionnalistes – modèles, que l’on savait déjà inadaptés aux environnements incertains, aux crises et aux turbulences. Si l’IA est une perturbation pour le leadership, c’est avant tout parce que certains leaders s’attachent à une vision de leur rôle qui est dépassée et souvent problématique. Les leaders ayant compris qu’ils et elles sont avant tout là pour faciliter les dynamiques collectives – plutôt que pour imposer une direction et un rythme – accueilleront ces algorithmes comme autant d’outils et d’opportunités pour mieux jouer leur rôle.
Yoann Bazin, Professeur d’éthique des affaires à l’EM Normandie et chercheur associé à la Said Business School (Université d’Oxford)