« Le monde a plus que jamais besoin de rêveurs qui pensent, et de penseurs qui rêvent » écrivait Ignacio Ramonet dans « Guerres du XXIe siècle ». Tel est bien la conception du journalisme qu’il a défendue à la tête du « Monde diplomatique » pendant presque vingt ans. Il n’a en effet cessé de fournir au citoyen une information vraie, mais aussi « d’alimenter l’utopie », comme il le dit lui-même. Dans son dernier ouvrage « L’explosion du journalisme » (éditions Galilée), fort de cette expérience mais aussi de plusieurs années d’enseignement de la communication, l’auteur dresse l’état actuel de sa profession, dont la mission originelle d’éclairer les consciences semble avoir été dévoyée par des multiples collusions…
Le journalisme, selon vous, a été détourné de ses missions premières, notamment celle de permettre au citoyen d’exercer son pouvoir démocratique en toute conscience…
Les démocraties modernes ont besoin d’une presse de qualité, c’est indispensable. J’ai appris ce matin dans un journal américain, que Propublica*, dont je parle dans « L’explosion du journalisme », vient de recevoir le prix Pulitzer pour la seconde fois, alors que cette rédaction n’existe que depuis 2008. Cela veut dire qu’aux Etats-Unis, là où les dégâts du nouveau système sont pour tant les plus impor tants, on a compris que pour que la démocratie fonctionne, il fallait une presse exigeante, indépendante, autonome. Les financeurs de Propublica possèdent biens et capitaux, mais sont prêts à donner à fonds perdus. Aujourd’hui, les entreprises médiatiques privées n’en ont plus les moyens ni le goût, elles sont paniquées par la crise et n’investissent plus, dans le journalisme d’investigation en particulier. La majorité des médias a été acquise par des commerçants, par un petit groupe d’oligarques – j’utilise à dessein ce terme, dont on se gargarise en France pour désigner les industriels propriétaires des médias russes, alors que c’est ici exactement la même chose. Trois groupes à l’échelle nationale, trois qui dominent la presse provinciale, ce n’est pas une diversité très importante… C’est tout de même étonnant, car ce sont les médias qui créent la conscience. Nous n’avons pas tous la possibilité de nous informer, ni même les connaissances suffisantes. Or, le plus grand nombre de nos citoyens s’informe par le journal, télévisé notamment, et le plus regardé appartient à une entreprise privée… En France, d’une part les journaux sont très liés à de grands groupes médiatiques, et d’autre part, en raison de la crise, ils bâclent leur travail, sans vrai souci de vérification, perdant ainsi leur crédibilité. Cette crise de la crédibilité crée ce que j’appelle un sentiment d’insécurité informationnelle. Quand nous recevons une information aujourd’hui, nous devons nous-mêmes la vérifier alors que c’est précisément le travail des journalistes !
Nous vivons une époque d’insécurité informationnelle
Vous évoquez aussi à plusieurs reprises le problème de la connivence entre le politique et le médiatique…
Il est en effet de plus en plus difficile de faire croire aux gens que des hommes de médias, qui vivent en état d’imbrication complète avec les politiques, voyagent avec eux, vont dans les mêmes restaurants, se marient entre eux, en un mot vivent entre eux, peuvent réellement défendre des idées très différentes. C’est un peu le cas dans tous les pays du monde, mais en France c’est tout de même caricatural. Parmi les gens les plus populaires de France, prenez Bernard Kouchner. Lui-même ministre des Affaires Etrangères, son épouse devient la responsable de la communication extérieure de la France sur la chaîne d’information continue France 24. C’est tout de même énorme. Et ce n’est pas le seul, il y a toute une liste dans mon livre. Ce ne sont pas des relations secrètes et il n’y a pas de raisons qu’elles le soient, mais c’est quand même la preuve de cette connivence. En même temps, c’est très injuste parce que ce n’est pas la réalité du journalisme aujourd’hui. En France, il y a une quinzaine de journalistes qui sont sur toutes les lèvres mais qui cachent tout un continent. Précarisation, bas salaires… La réalité de la profession au quotidien est extrêmement difficile.
Pour revenir à l’exemple de Propublica : ce financement de l’information par de grandes fondations ayant partie liée au système que vous dénoncez par ailleurs n’est-il pas étonnant, sujet à caution ?
Certes ces fondations peuvent être conservatrices, mais elles font preuve d’une certaine noblesse en disant : « Attention la démocratie a besoin d’une presse de qualité ». On peut être capitaliste de deux façons : capitaliste-voyou, ou capitaliste au sens d’Adam Smith, qui est une conception calviniste, généreuse, avec une morale, où les gens s’appuient sur un ensemble de règles. Ce n’est pas ma tasse de thé, mais il faut le reconnaitre. Ce sont des gens qui ont réussi honnêtement, en payant des impôts et en étant favorables au paiement des impôts. Et ces fondations veulent un journalisme qui soit vigilant. En France, on a assisté à un moment à une sorte de dévoiement du journalisme d’investigation pour faire un journalisme de procureur, uniquement à charge. L’idée c’était de faire tomber, avec un acharnement qui franchissait parfois la ligne de l’honnêteté. Ce ne sont pas mes méthodes.
Pensez-vous en particulier à Edwy Plenel et à la création de Mediapart ?
Les fondateurs de Mediapar t ont représenté en effet le type même de cette tentation de journalisme justicier. C’est-à-dire enquêteur mais au sens policier du terme. Il y a les accusés et les accusateurs. Je ne par tage pas du tout cette conception. Mediapart m’intéresse davantage comme expérience médiatique. Je trouve ça intéressant, mais à mon avis il y a deux difficultés : le site n’est toujours pas rentable, cela démontre que l’idée de faire payer pour une information est de plus en plus compliquée. Deuxièmement, Mediapart qui a soulevé un certain nombre de questions, n’a pas empêché l’existence de Wikileaks*, qui apparait dans la niche abandonnée par le journalisme d’investigation. Quand vous entendez les déclarations d’Assange à propos des médias, il est radicalement critique, infiniment plus que moi. D’ailleurs, Mediapart a crée son propre site de Leaks. J’utilise ici la métaphore de type écologique : on a changé d’écosystème. Et dans celui-ci, l’atmosphère est différente depuis l’apparition d’Internet.
L’immédiateté et la proximité ne limitent-elles pas le recul nécessaire à une bonne information ? Plus profondément, tous ces nouveaux outils n’ont-ils pas été développés afin de donner l’illusion de la liberté ?
On peut en effet se demander si, malgré tout, ce n’est pas l’industrie qui a favorisé l’apparition de ces médias d’ « en bas », en commercialisant des ordinateurs et des usages plus intensifs, à travers Facebook ou Twitter. C’est vrai bien entendu, et en même temps, cela ne contredit pas le fait qu’il se produit inévitablement une forme de démocratisation de l’information. C’est comme si nous disions que l’invention de Gutenberg avait exclusivement procédé de la volonté de développer des imprimeries… Bon, peut-être… Mais sans l’imprimerie, il n’y aurait pas eu tout le foisonnement universitaire. Sans doutes celle-ci est-elle apparue comme industrie, mais cela n’a pas empêché la circulation du savoir. Aujourd’hui ce que l’on appelle la révolution numérique opère le passage à un nouveau système qui permet de faire converger trois techniques – écrite, sonore et visuelle – qui ne faisaient jusqu’ici que coexister. C’est une révolution semblable à celle de Gutenberg, qui va d’ailleurs bien au-delà de l’information et modifient par exemple les relations sociales. Mais c’est évidemment, le secteur de la communication qui est le plus impacté, et nous commençons seulement à en voir les conséquences. Le journalisme explose littéralement, et pourquoi ? En raison de l’arrivée de ceux que j’appelle les « amateurs professionnels », des gens qui, par le seul fait de posséder un ordinateur connecté, ont à leur disposition un média planétaire. Et ces gens d’ « en bas » ne se contentent plus d’être passifs, ils peuvent désormais intervenir. Le statut de journaliste en est profondément modifié. Dans une société qui compte plus de soixante pour cent d’une classe d’âge diplômée de l’enseignement supérieur, les journalistes ne peuvent plus ignorer ces nouveaux acteurs de l’information. On l’a bien vu au moment de Fukushima… Les internautes viennent corriger, compléter les journalistes, qui ont perdu le monopole de l’information… et ils le savent… Des professeurs d’université tiennent des blogs et touchent des milliers de personnes. Cette information est le plus souvent gratuite et ne souffre aucune limitation d’espace, Internet est sans fond… La démocratisation reste certes encore un rêve, car tous les gens d’ « en bas » ne sont pas des « hyper connaisseurs », mais nous en sommes un peu plus proches qu’avant. Pour toutes ces raisons, le journalisme est en profonde crise d’identité. Toutefois, les médias ne disparaissent jamais mais s’empilent. La presse écrite n’a pas disparu avec l’apparition de la radio, pas plus que celle-ci avec l’arrivée de la télévision. Mais il ne pourra à l’avenir y avoir autant de journaux qu’aujourd’hui ; ceux qui survivront auront un site. Comme c’est d’ailleurs le cas pour n’importe quel média, écrit ou audiovisuel, qui se doit aujourd’hui de développer une facette Internet, d’ailleurs autonome, comme il est intéressant de le remarquer. Le Monde diplomatique fut le premier à se développer dans ce sens, en 1994 ; j’en avais ramené l’idée d’un colloque au Québec. L’INA proposait des subventions, mais personne n’était alors intéressé…
D’Ignacio Ramonet :
La tyrannie de la communication, éditions Galilée, 1999 (réed. Folio 2001)
Marcos, La dignité rebelle, éditions Galilée, 2001
Guerres du XXIe siècle, éditions Galilée, 2002
L’explosion du journalisme, éditions Galilée, 2011
Propos recueillis par Hugues Simard
*Propublica : on peut lire sur le site propublica.org que cette rédaction travaille sur des enquêtes « dans l’intérêt du public (…), visant à illustrer l’exploitation des forts par les faibles, et les faillites de ceux qui détiennent le pouvoir à honorer la confiance placée en eux ».
*Wikileaks : association à but non-lucratif, sans lien avec Wikipédia, qui travaille à partir de fuites d’informations qu’Internet permet de diffuser massivement et rapidement. Après la levée plusieurs affaires, c’est surtout à partir de ses révélations sur la guerre d’Irak qu’elle accède à la notoriété, notamment à travers la personnalité de son fondateur australien, Julian Assange, placé un temps en résidence surveillée.