A l’heure où une nouvelle révolution technologique s’annonce dans le domaine de l’intelligence artificielle, avec l’irruption soudaine du phénomène ChatGPT, il devient urgent de redéfinir la place du numérique dans nos sociétés. Omniprésent, il constitue dorénavant une force majeure transformant radicalement nos modes de vies et dont nous ne pouvons plus négliger les effets délétères.
Au niveau mondial, l’empreinte carbone du numérique a connu un rythme de croissance annuelle de 6 % entre 2015 et 2019, ce qui devrait faire doubler sa part dans les émissions carbone d’ici 2025. Cette empreinte carbone est générée par la consommation matérielle et énergétique des infrastructures (serveurs, centres de données…), et l’évolution de nos usages (streaming vidéo à haute définition). Face à de tels impacts, les gestes individuels comme l’adaptation de sa résolution d’écran ou la mise hors tension de sa box internet la nuit ont le mérite de sensibiliser les citoyens mais ne peuvent se substituer à des mesures de plus grande ampleur.
Comment concilier numérique et écologie ?
Les pouvoirs publics, ont récemment entamé de premières initiatives afin de mieux réguler les pratiques des acteurs. La loi AGEC a permis de mettre en place début 2021 un indice de réparabilité destiné à orienter les producteurs vers l’éco-conception et inciter les consommateurs à adopter des comportements d’achat durable. Fin 2021, la loi REEN a prévu la mise en place d’un nouvel observatoire des impacts environnementaux du numérique, tandis qu’un Haut comité au numérique responsable a été lancé en novembre dernier avec pour objectif d’établir une feuille de route pour un numérique plus respectueux de l’environnement d’ici le printemps 2023.
Du côté des entreprises, il s’agit de favoriser les pratiques d’éco-conception, de réparation et de réemploi des infrastructures matérielles. C’est dans cette optique que l’association HOP (Halte à l’Obsolescence Programmée) anime depuis 2017 le club de la durabilité, un réseau d’une trentaine d’entreprises cherchant à développer et partager des connaissances sur l’allongement de la durée de vie des produits.
Place du numérique dans notre société : préserver notre bien-être et nos libertés individuelles
Mais c’est peut-être au cœur même de nos vies intimes que le plus grand chantier reste à mener. Notre santé est menacée par la sédentarité et le manque de sommeil induits par un usage accru du numérique pouvant favoriser l’apparition de maladies chroniques (diabète, maladies cardiovasculaires…). Nos équilibres sociaux sont aussi perturbés, avec une augmentation de l’anxiété, des troubles de l’attention et une prolifération inexorable des dispositifs de collecte de données privées et de surveillance de masse.
Face à la montée des inquiétudes chez les utilisateurs, une volonté croissante des pouvoirs publics s’affirme pour mieux responsabiliser les citoyens et les inciter à réduire leur temps d’exposition aux écrans, ainsi que celui de leurs enfants. Mais est-ce vraiment suffisant pour faire face à l’effet captif des technologies numériques ?
Car grâce à la captologie (nouvelle science développée dès le début des années 2000 et utilisée par les concepteurs pour renforcer la capacité de persuasion de leurs applications), c’est un véritable piratage ou hacking de nos esprits qui s’opère, exploitant les failles cognitives de nos cerveaux pour amplifier notre dépendance aux écrans et ouvrir sans cesse de nouveaux débouchés aux colossaux investissements réalisés dans le numérique.
Quelle place pour le débat démocratique ?
Accueillir sereinement les bouleversements apportés par le numérique, est finalement un enjeu politique impliquant de pouvoir suspendre provisoirement le temps de l’innovation technologique. C’était d’ailleurs le sens du moratoire sur la 5G proposé par la convention citoyenne pour le climat et approuvé par une majorité de 65 % de Français.
Le récent débat autour de déploiement de cette technologie illustre bien que le numérique ne doit désormais plus échapper au débat démocratique, indispensable pour rendre visibles les impacts sociaux et environnementaux de ces technologies et faire évoluer nos outils de régulation politique et économique en conséquence. D’une certaine manière, le philosophe Hans Jonas avait déjà indiqué la voie à suivre, soulignant que l’innovation technologique implique la mise en place d’une « éthique de la responsabilité à long terme, commensurable à la portée de notre pouvoir » (Le Principe Responsabilité, Hans Jonas, 1979 (1995), 3e édition, Champs Essais, p 58).
L’auteur est Joël Ntsondé
Enseignant-chercheur à l’ISTEC Business School, Chercheur associé au CGS de l’école des Mines Paris-PSL et à l’institut interdisciplinaire de l’innovation, UMR CNRS 9217