Jean Viard est sociologue et directeur de recherches CNRS au -CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po. Il est l’auteur notamment de Éloge de la mobilité (2008) et de Fragments d’identité française (2010), chez le même éditeur.
Jean Viard est sociologue et directeur de recherches CNRS au -CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po. Il est l’auteur notamment de Éloge de la mobilité (2008) et de Fragments d’identité française (2010), chez le même éditeur.

Jean Viard : au pays du bonheur privé et du malheur public…

Sociologue, chercheur et enseignant (CNRS, Sciences-Po), Vice-président de la Communauté Urbaine Marseille-Provence-Méditerranée, Jean Viard a publié un « Nouveau portrait de la France » aussi instructif que roboratif. Rencontre avec un empêcheur de penser en rond brillant et inspiré.

 

Jean Viard est sociologue et directeur de recherches CNRS au -CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po. Il est l’auteur notamment de Éloge de la mobilité (2008) et de Fragments d’identité française (2010), chez le même éditeur.
Jean Viard est sociologue et directeur de recherches CNRS au -CEVIPOF, Centre de recherches politiques de Sciences Po. Il est l’auteur notamment de Éloge de la mobilité (2008) et de Fragments d’identité française (2010), chez le même éditeur.

 

 

Pouvez-vous nous tracer à grands traits les évolutions majeures intervenues dans notre pays ?
L’élément essentiel, c’est la durée de vie qui a augmenté de 40% en un siècle, on vit 4 générations et non plus trois, deux générations sont à la retraite ensemble, on gagne 6 h de vie par jour et comme on dort 2 h de moins, cela en fait 8. Non seulement on a plus de temps, mais on vit plus vite. Partout, la bataille pour le Temps a remplacé la conquête de l’Espace, jusqu’au coeur du processus social. On travaillait 70% de son temps de vie sous Napoléon contre 12% aujourd’hui en Europe ! Les étudiants actuels travailleront moins de 10% de leur vie et même si leur retraite était repoussée à 70 ans, ils travailleraient encore moins que nous. Comment ne pas tenir compte de tout ça quand on envisage l’avenir ?!…

 

Et puis, il y a la mobilité…
Un Français effectue 45km/jour contre 5 en 1950. Les Américains en sont à 70. On va passer, cette année, le cap du milliard de touristes annuels dans le monde, toutes personnes ayant passé au moins une frontière dans l’année. Et on est déjà 2,3 milliards connectés en réseau. On entre dans un nouveau cycle de l’histoire du monde dans lequel, pour la première fois, on fait Humanité ensemble.

 

« La mobilité virtuelle bouscule la mobilité physique » dites-vous.
Le temps passé sur internet se chiffre déjà en Impossible de le dire, c’est trop tôt ; en revanche, ce qui est acquis, c’est que nous sommes entrés dans cette « société horizontale » fonctionnant en réseau chère à Jérémy Rifkin. Le virtuel est une seconde peau que nous partageons tous et qui va déterminer le fonctionnement économique à venir : production, énergie, alimentation vont redevenir des enjeux locaux. Car s’il nous met en contact avec le très éloigné, le virtuel va également réorganiser complètement le proche.

 

« Un enjeu essentiel pour la génération qui vient est de prendre le pouvoir sur son emploi du temps »

Et l’évolution de la place travail ?
C’est simple : un étudiant, aujourd’hui, va consacrer 90% de sa vie à faire autre chose que travailler. 90% ! Avec un premier job à 25 ans, quand il aura déjà construit son rapport au temps. Alors qu’il y a encore 50 ans, tout s’organisait autour du travail : habitat, milieu, politique… Le temps libre a pris la place de tout ça, mais les idées et valeurs de notre pays, elles, n’ont pas évolué. C’est dramatique. Seuls 38% des Français sont actifs et même si le travail demeure un élément essentiel de nos existences, il doit être remis à sa véritable place ; il sera moins dur alors de faire avec des évidences comme le fait qu’il ne puisse plus y avoir de travail pour tous en même temps. Un simple calcul arithmétique le démontre, mais personne n’ose le dire.

 

On n’a jamais eu autant de temps libre mais le volet travail est de plus en plus exigeant, non ?
Et créatif ! Jadis, les privilégiés étaient oisifs et les autres trimaient ; il n’y avait aucun lien entre travail et créativité. Aujourd’hui, on mesure la réussite d’une société à la quantité et à la qualité de son temps libre. Or les études montrent que l’efficacité au travail est justement déterminée par la qualité de notre temps libre. Augmenter l’accès à un temps libre enrichissant, voilà un enjeu politique majeur. Comment enrichir nos pratiques ? Plus de la moitié des Français ont un jardin (hors résidences secondaires), la cuisine nous passionne et là où nos grands-parents faisaient l’amour 1000 fois dans leur vie, on en est à 8000. Le monde a changé !

 

Vous dites que l’on a aujourd’hui plusieurs vies successives et qu’un des enjeux devient de comprendre ses propres changements…
Un CDI dure 11 ans et un couple 8 à 10 ans ; on est entré dans une société décennale proposant à chacun plusieurs vies qu’il a de plus en plus de chances de réussir. Jadis, l’école vous construisait un statut et un boulot à vie, elle doit à présent vous offrir des chances. Et tandis que le fait de changer de travail est indispensable pour apprendre et progresser, notre droit social reste celui de la stabilité qui empêche, entre autres, 1,5 millions de femmes seules travaillant à temps partiel de vivre dignement.

 

La France, terre du bonheur privé et du malheur public, dites-vous.
75 % des Français se disent heureux et 86 % ne sont pas inquiet d’être un jour au chômage, l’instabilité de l’époque a été intégrée, en revanche, les Français sont parmi les plus pessimistes sur leur destin collectif ; nous vivons dans un pays missionnaire qui n’a plus aucune mission, alors qu’Allemands et Espagnols, en dépit de la crise sont très confiants (90% des Allemands le sont). Car ils partagent et entretiennent un vrai « récit collectif ». Et l’enseignement donné en France ? Les jeunes sont-ils bien préparés à ce qui les attend ? Les études ne cessent de s’allonger et quand on travaille enfin, on est déjà formaté. Il faudrait Belgique est extrêmement performante de ce côté, tout jeune peut y gagner jusqu’à 3000 € par an sans impôt ni charge sociale. Et il le fait !

 

Quel viatique pourriez-vous avoir envie de transmettre à tous ces étudiants qui vont aborder la vie professionnelle ?
Vous entrez dans un monde où l’accélération va être plus considérable encore, mais on a unifié l’humanité et c’est un grand pas. Des bouleversements nous attendent : climatiques, liés au virtuel, etc. On ne vit pas une crise mais une véritable métamorphose, un nouveau monde d’opportunités s’ouvre où chacun peut être acteur. Terminé les statuts fixes, tout change tout le temps, il faut donc réaffirmer sa légitimité en continu comme quand on fait l’amour ou donne un cours : se réinventer dans le présent, être toujours soi-même – essentiel ! – et se construire des espaces de repos, savoir éteindre son ordinateur 3 jours, prendre le pouvoir sur son emploi du temps dès le plus jeune âge, car c’est un enjeu m ajeur pour être heureux. Plein de choses vont bien, le PIB a été multiplié par 4 en 70 ans, les gens sont heureux, alors tournons nos regards sur ce qui ne va vraiment pas : 1,5 millions de femmes seules, 7 millions de personnes âgées seules aussi. Eh oui…

 

« Nouveau portrait de la France »
Dans ce dernier ouvrage (éditions l’Aube), Jean Viard explique comment, la place du travail ayant considérablement évoluée, la transformation de la carte de France (économique, humaine, sociale) s’accélère. Nos modes de vie priment de plus en plus sur nos choix professionnels, nos vies s’allongent et sont désormais « discontinues », la mobilité virtuelle bouscule la mobilité physique, les extra-urbains repeuplent les campagnes, etc. Un travail passionnant qui remet bien des pendules à l’heure. Dans cet essai grand public, Jean Viard revient sur la France d’aujourd’hui. Il en dresse un portrait bien différent des images courantes. La place du travail a évolué, la carte de la France s’est transformée, le tri social par origine ou par âge a accéléré. Les choix de modes de vie priment de plus en plus sur leschoix professionnels, les vies s’allongent et sont discontinues, la mobilité virtuelle bouscule la mobilité physique, les extra urbains repeuplent les campagnes… Oui, la France a changé, et elle change tous les jours par une multitude de décisions publiques, économiques, administratives, mais aussi privées, familiales, professionnelles. Certes, tout le monde ne vit pas ces changements de la même manière, mais il nous faut renouer avec un récit commun qui dise l’individu face au monde. La France de Jean Viard est une société du bonheur -privé et du malheur public, où nous vivons une véritable dépression collective quand le politique est incapable de saisir le changement, de l’impulser, de l’accom-pagner. Un souffle d’air sérieux et documenté en période de crise. Salutaire.