Deux médailles d’or olympiques, six titres de Championne du monde, cinq titres européens… Rien n’arrête la judokate Clarisse Agbégnénou. Un destin de championne qui a débuté bien avant les tatamis puisque la jeune femme, née prématurée il y a 31 ans, a dû être réanimée avant de rester plusieurs jours dans le coma. Une battante donc, que rien n’arrête. Depuis 16 mois et la naissance de sa fille Athéna, Clarisse Agbégnénou s’est lancé un nouveau défi : celui de mener de front sa carrière de sportive de haut niveau et sa vie privée. Preuve en est, elle est la première athlète à avoir continué d’allaiter son enfant sur les tatamis. Y compris lors des Championnats du monde à Doha où elle a remporté la médaille d’or, 11 mois seulement après la naissance de sa fille. Equilibre vie professionnelle/vie privée, maternité, égalité femme-homme, messages aux jeunes générations. A quelques mois des Jeux Olympiques Paris 2024, cette championne toutes catégories revient pour nous sur tous ces sujets d’actualité. Interview réalisée le 18 octobre 2023.
Moins d’un an après avoir accouché de votre fille, vous étiez (avec elle !) sur les tatamis et avez remporté votre 6e titre de championne du monde à Doha. A quel moment vous êtes-vous dit : je peux réussir ce challenge ?
Assez tard… puisque je ne me voyais pas du tout gagner ! Ce sont plutôt mes proches qui me disaient que je pouvais y arriver. J’avais confiance en l’athlète que j’étais avant d’avoir ma fille mais je ne me mens jamais : je savais qu’après sa naissance, je n’étais pas à mon meilleur niveau et je ne voyais pas comment gagner. J’imaginais plutôt une médaille de bronze ou même une 5e place. Je voulais surtout montrer que j’étais de retour et que tout était possible.
Cette médaille d’or a donc eu une saveur particulière ?
Evidemment ! Je crois que je n’ai pas encore réalisé d’ailleurs. Quand je visionne les vidéos, je vois mon regard, je me dis : C’est un hold-up ! (rires).
Qu’est-ce qui a fait la différence pour l’emporter ?
Lors de cette journée, je n’étais pas à 100 % de mes capacités physiques, un manque que j’ai comblé par d’autres choses. J’ai été précise dans mes gestes et je me suis rappelée que j’avais plein de connaissances que je pouvais utiliser à bon escient. J’ai compté sur mon mental et mon expérience d’années de championnats du monde. Je me suis dit : prends chaque combat un par un, sois posée, relâchée.
Comment votre entourage vous a-t-il accompagnée dans votre reprise et votre désir de garder votre fille auprès de vous sur les tatamis ?
Avant même d’avoir ma fille, la première réaction de mes proches a été de me demander si je ne voulais pas attendre la fin des Jeux Olympiques 2024 pour devenir mère. Mais j’avais très envie de devenir maman et que mes proches me soutiennent dans cette envie. J’avais aussi prévenu mon entourage professionnel que je souhaitais avoir un enfant, mais je ne pensais pas tomber enceinte si vite ! Pendant ma grossesse, j’ai pris beaucoup de recul et j’ai lâché prise. Je n’ai pas voulu définir le moment où je reviendrai sur les tatamis, ni annoncer une quelconque reprise. C’était important pour moi de voir d’abord comment se passait ma grossesse puis l’accouchement, si mon bébé était en bonne santé ou pas. Finalement, j’ai repris beaucoup plus tôt que je ne le pensais !
Et concernant la Fédération ?
J’ai discuté de ma volonté de revenir accompagnée par ma fille avec la Fédération nationale et la Fédération internationale. Je leur ai dit que ma fille était ma priorité et qu’il faudrait donc adapter les entraînements en fonction d’elle. Avant de trouver un terrain d’entente, il a fallu vérifier si d’autres athlètes étaient dans le même cas, afin que nous soyons toutes logées à la même enseigne et qu’on ne puisse rien me reprocher. J’ai alors pu amener ma fille en salle d’échauffement en faisant attention qu’elle ne dérange pas les autres athlètes. Ça a très bien fonctionné. J’en suis très heureuse et je tiens à remercier la Fédération pour ça.
Vous affichez un parti-pris très clair sur l’allaitement. Pour quelle raison est-ce important pour vous ?
Je veux montrer que tout est possible et faire passer le message que les femmes doivent pouvoir faire ce qu’elles veulent pour se sentir bien. Je veux aussi normaliser l’allaitement et l’allaitement n’importe où. Pendant le sport, au travail, avoir la possibilité de tirer son lait dans le cadre professionnel ailleurs que dans les WC de l’entreprise : dédier une salle, avoir un fauteuil, un coussin d’allaitement… ce n’est pas un investissement énorme. Personnellement, je n’ai jamais eu de problème à ce sujet et je n’arrive pas à comprendre les gens qui portent un jugement là-dessus.
Vous êtes marraine de l’école Saint-Lambert et du programme La Relève pour les JO 2024 ? Quel message voulez-vous passer aux jeunes concernés par ce programme ?
La Relève est un programme de détection lancé en 2019 par le Comité Paralympique et Sportif Français afin de détecter des individus âgés de 16 à 35 ans qui auraient un potentiel de performance dans un ou plusieurs sports paralympiques. Aujourd’hui, je veux dire à ces jeunes que tout est possible… mais que rien n’est simple. Certains peuvent se dire que j’ai réussi car je suis forte, belle ou du fait de ma couleur de peau. Mais j’ai connu des difficultés, j’ai souvent pleuré, je me suis blessée, je me suis posée des questions, on m’a remise en question. Qu’on ait un handicap ou pas, on peut pratiquer un sport, se dépasser, être une personne forte. D’ailleurs, les personnes handicapées sont souvent les plus fortes et je m’enrichis beaucoup de mes rencontres avec des athlètes paralympiques. J’aimerais aussi dire aux parents d’écouter leurs enfants et leurs envies. Et aux enfants de mettre des mots sur ce qu’ils ont envie de faire.
En 2021, vous êtes devenue marraine de l’opération Sport féminin toujours dont le but est notamment de permettre une meilleure exposition médiatique des sports féminins et de réduire les écarts de salaires avec les hommes. Votre regard sur ces inégalités ?
Aujourd’hui, il n’y a toujours pas d’égalité de salaires ni de représentation à 50-50 des hommes et des femmes dans les médias. Les femmes sont également parfois mises de côté lorsqu’elles souhaitent avoir un enfant, ou doivent poser des jours de congés lorsqu’elles ont des règles douloureuses. C’est à la société de trouver des solutions pour remplacer les femmes lors d’un congé menstruel ou pour permettre aux femmes, si elles le souhaitent, de rester pendant un an avec leur enfant après la naissance. Le congé maternité oblige aujourd’hui les femmes à reprendre beaucoup trop tôt le travail. Pourquoi ne pas envisager également un congé plus long pour les hommes afin qu’ils puissent profiter de leur enfant ? Beaucoup de choses pourraient être mises en place pour favoriser l’égalité femme-homme, du moins être proposées et se faire à la demande. Ce n’est pas être féministe que de parler de ces sujets. D’ailleurs, pour moi, il ne devrait pas y avoir de distinction entre les femmes et les hommes. Il n’y a que des Hommes avec un H majuscule, qui se distinguent par leur mérite et non en fonction de leur sexe.
Porte drapeau de la France aux JO 2020, championne olympique, championne du monde, championne d’Europe : vous êtes un rôle modèle ! Mais quels sont les vôtres ?
Serena Williams. C’est une femme entrepreneuse, maman, qui n’a pas froid aux yeux. Elle n’hésite pas à taper sur poing sur la table, s’habiller comme elle le souhaite sur les courts alors qu’elle a souvent été critiquée pour ses tenues. Elle incarne vraiment l’empowerment, et cela me donne des ailes. On a besoin de femmes qui montrent le chemin ! Je m’inspire aussi beaucoup de Beyoncé. Elle met sa fille en scène, c’est magique de partager sa passion avec son enfant.
Que peut-on vous souhaiter pour les JO 2024 ?
Cette compétition est évidemment spéciale comme elle se déroule à Paris ! Je suis déjà médaillée olympique mais gagner à la maison est la meilleure chose que l’on peut me souhaiter. D’autant plus que ce seront mes dernières olympiades, alors je veux finir en beauté. Et surtout, je veux prendre énormément de plaisir pour que ces Jeux restent gravés dans ma mémoire et pouvoir mettre la médaille autour du cou de ma fille.
Une musique pour se mettre dans un mood de championne ?
J’écoute beaucoup de musique Afro House mais aussi de la musique brésilienne, sud-africaine spirituelle. Depuis que j’ai ma fille, je n’ai plus trop le temps de regarder la télévision, d’écouter des podcasts, etc. Finalement, ce sont les moments passés avec elle qui me mettent vraiment dans un mood de championne !
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