Raphael Enthoven
(c) Gérard Figuérola

Pour Raphaël Enthoven, la liberté n’est pas un droit mais une tâche à accomplir

Philosophe, professeur, écrivain, homme de médias, Raphaël Enthoven (ENS Ulm, 98) est avant tout un homme engagé auprès des jeunes notamment. Une jeunesse à laquelle il transmet sa passion de la philosophie mais aussi son analyse de l’actualité. Aujourd’hui, il a un message particulier pour vous.

Raphaël Enthoven a enseigné plusieurs années à l’université (Lyon III, Paris Diderot…) et dans des écoles telles que Sciences Po Paris et Polytechnique.

Quel regard portez-vous sur la place de cette cible « jeunesse » dans la société française ?

« Cible jeunesse » ? Quelle drôle d’expression. En vérité, elle est symptomatique. La jeunesse (ou plutôt l’idée que l’on s’en fait) occupe une place considérable, car elle donne à celui qui s’en soucie le sentiment d’investir. De miser sur l’avenir. De viser une cible. Seuls les anciens, ou les « seniors » (qui forment un corps électoral plus vaste mais moins durable), leur disputent cette place.

Et pour cause : la vieillesse est à la fois plus nombreuse et plus durable que la jeunesse. Or, le temps ne joue en faveur de la jeunesse. Non seulement, la population vieillit, mais surtout ce qu’on appelle « jeunesse » (et que l’on célèbre tant) désigne l’état le plus temporaire qui soit. Peu de périodes de la vie durent aussi peu. Amis jeunes, vous êtes déjà vieux. Ou bientôt. C’est pareil.

 

La philo dès la seconde

Raphaël Enthoven milite depuis de nombreuses années pour l’extension de l’enseignement de la philosophie aux classes de seconde et de première.

Comment alors les jeunes peuvent-ils aujourd’hui s’approprier cette liberté et l’exercer pleinement dans leur vie ?
En cessant de croire qu’il suffit de s’indigner pour avoir raison, de soupçonner pour être dans le vrai, et de s’opposer pour exister. C’est tout l’intérêt d’enseigner la philo dès la seconde. Sa pratique met en garde contre la bonne conscience que donnent les bons sentiments, l’illusion de croire qu’on saisit la vérité dès qu’on surmonte le voile des apparences, et le sentiment d’être quelqu’un quand on dit « non ». La liberté n’est pas un droit. La liberté est un fardeau qu’on se passe d’épaule en épaule, de génération en génération. Il faut, pour cela, apprendre, réfléchir, travailler, se taire quand on n’a rien à dire et comprendre avant de juger.

 

En tant que philosophe mais surtout en tant que citoyen, quelle place occupe la liberté aujourd’hui dans la société ?

Le grand sociologue Alexis de Tocqueville présente le fait d’investir l’espace public (entre les gouvernants et les gouvernés) comme la seule condition de la liberté démocratique. De l’importance, à ses yeux, des partis politiques, des journaux et des associations. S’il avait vécu aujourd’hui, il aurait ajouté les réseaux sociaux. La pratique de la philosophie à l’antenne relève, tout simplement, de cet engagement politique et non-partisan.

Quelle est votre notion de la liberté ?
La liberté est une tâche à accomplir.
Quand on se contente de la tenir pour un droit,
elle se referme sur elle-même, comme un livre qu’on ne lit plus.

 

Quel message particulier souhaiteriez-vous envoyer aux jeunes d’aujourd’hui afin de les aider à « prendre le pouvoir » dans la société de demain ?

En lui-même, le pouvoir n’a aucun intérêt. Celui qui désire le pouvoir pour le pouvoir condamne son existence à l’amertume et au sentiment, à l’heure de mourir, de mourir avant d’avoir vécu. Il ne faut pas désirer le pouvoir parce qu’on aime le pouvoir. Mais vivre la recherche du pouvoir comme un sacerdoce, voire le sacrifice de sa propre vie à la liberté du monde.

Nos vies sont dérisoires, partagées entre une naissance qu’on a oubliée et une mort qu’on ne connaît pas. Mais elles offrent, dans l’intervalle, la merveilleuse liberté de donner le jour à quelque chose qui ne meurt pas avec soi. Que ce soit une œuvre (littéraire, scientifique, politique), un engagement ou, tout simplement, un geste, un jour, qui a embelli le monde, nous ne vivons et ne travaillons que nous dépasser nous-mêmes.

 

Vous qui travaillez avec les jeunes depuis de nombreuses années, aimeriez-vous justement qu’ils prennent le pouvoir en France ?

Je ne le souhaite pas du tout ! Le pouvoir n’est pas le lieu de l’enthousiasme, ni des passions vives. Mais un espace de calme, de pondération, d’examen des vérités, de vigilance aussi… Peu de « jeunes » sont assez vieux pour y prétendre. Qu’avant de prendre le pouvoir, la « jeunesse » (qui désigne, encore une fois, un ensemble disparate et auquel nous n’appartenons que très peu de temps) se méfie de sa propre méfiance, et de l’ivresse que donne le sentiment de n’être pas (encore) un vieux con.