A l’heure où le Président de la République a esquissé un calendrier de retour progressif à la normale, la question du tourisme redevient d’actualité. Sachant que le tourisme post Covid semble s’orienter vers un tourisme responsable et local, toutes les pratiques touristiques persisteront-elles ? Prenons l’exemple d’une destination très en vogue, les pôles. Avant la pandémie, les croisières en direction de l’Arctique et de l’Antarctique affichaient complet. Aujourd’hui encore, elles occupent le terrain avec des campagnes de communication omniprésentes. Il paraît essentiel de réfléchir aux conséquences des pratiques touristiques sur un territoire nordique, le Kalaallit Nunaat (le pays des Groenlandais).
Le Groenland, être ou ne pas être un futur Eldorado touristique ?
S’il est de bon ton de pointer du doigt le projet de rachat du Groenland par Donald Trump – une folie ! – il est plus rare d’entendre parler de l’invasion touristique du territoire. Bien au contraire, le tourisme est régulièrement présenté comme un effet d’aubaine pour un pays qui dépend économiquement de l’extérieur, en l’occurrence l’aide danoise et a été récemment secoué par des contestations d’une partie de la population dénonçant l’exploitation de mines de terres rares et d’uranium. Les élections législatives d’avril 2021 ont vu la victoire de la gauche écologiste opposée aux projets miniers. Le tourisme une solution ? Il pourrait à n’en pas douter apporter devises, emplois, formations, etc., mais il a aussi sa face cachée.
Des communautés et habitants peu ou pas consultés
Puisqu’ils prétendent placer la découverte de l’autre, le dialogue social et l’acceptation de la différence au cœur des enjeux du tourisme durable, il est surprenant de voir que les opérateurs privés, intervenants au Groenland, et très majoritairement étrangers, ne semblent pas se soucier de l’avis des habitants et communautés locales. Ils ont pourtant leur mot à dire ! Jared Diamond dans son ouvrage L’effondrement nous avait déjà interpellés sur l’angélisme des colonies vikings convaincues de pouvoir s’adapter, sans tenir compte des savoirs inuits.
Symbole du réchauffement climatique, les expéditions scientifiques internationales s’y multiplient pour comprendre et tenter de trouver des solutions. En revanche, peu interrogent les Groenlandais sur leur vision du développement touristique. Souhaitent-ils qu’il s’amplifie, et jusqu’où ?
N’est-il pas éthique et responsable de mettre en garde ce petit pays de 56 000 habitants contre une possible invasion touristique ? Les conséquences sr le tourisme en cette période post-Covid sont donc évidentes…
Des destinations touristiques et territoires sous pression : les conséquences de la période post Covid sur le tourisme
Un véritable dilemme que connaissent désormais des destinations européennes depuis que la pandémie a remis le tourisme domestique aux avant-postes. Évoquons en premier lieu le regain d’intérêt pour les îles et milieux insulaires français : dans l’île de Ré, certains parlent même d’une sur-fréquentation destructive, menace principale pour la biodiversité. L’association espagnole de tourisme rural (ASETUR), dénonçait pour sa part, des effets collatéraux sur le coût des maisons et plus généralement le style de vie des territoires et villages ruraux. Sans oublier l’exemple de Venise, icône touristique, dont les habitants, redécouvrant les charmes de la Cité des Doges sans ses millions de visiteurs, ont obtenu la fermeture du grand canal à la navigation de paquebots et songent désormais à des restrictions d’accès.
Une opposition entre pays développés et pays émergents
Le regretté Marc Laplante – l’un des tout premiers chercheurs au Québec à s’intéresser à la sociologie du loisir et du tourisme –nous rappelait en 2019, que le secteur touristique est entre les mains des sociétés riches et développées du Nord, qui revendiquent des valeurs fortes – démocratie, libre entreprise, etc. –, mais qui veulent imposer aux pays émergents ou territoires moins favorisés une vision du développement contrôlé et ce qu’ils appellent le tourisme durable. Une économie marchande qui fait la loi ! L’auteur précise : « Le tourisme agit sur l’avenir du monde en tant que transmetteur universel de traits caractéristiques des sociétés techniquement et économiquement très développées, dites postindustrielles. Et ces sociétés, bien que développées, ne sont pas toujours des modèles à imiter… »
Poussons le raisonnement un peu plus loin : est-ce que le terme même de tourisme doit être utilisé dans le cadre d’un tourisme durable ? Ce tourisme durable est-il compatible avec la marchandisation du territoire ? Sachant que le tourisme responsable post Covid semble devoir être un tourisme local, quelle place restera t’il demain pour des voyages à empreinte carbone élevée ?
Comment ne pas songer ici, au livre culte de Guy Debord La Société du Spectacle, dans lequel il écrit : « Sous-produit de la circulation des marchandises, la circulation humaine considérée comme une consommation, le tourisme, se ramène fondamentalement au loisir d’aller voir ce qui est devenu banal. »
Pour de nouvelles voies d’exploration
Il est, me semble-t-il, de la responsabilité de celles et ceux qui forment aux métiers du tourisme, d’amener les futurs professionnels du secteur à se remettre régulièrement en question et à exercer leur esprit critique. Il faut les mettre en garde pour qu’ils contribuent demain à l’avènement du nouveau monde du tourisme, un monde ou la collaboration entre pays du Nord et pays émergents sera une réalité, où les constats liés à la fragilité et la vulnérabilité de destinations ou territoires enclencheront des actions rapides de préservation. La France, avec des dispositifs déjà anciens (le réseau des parcs, le Conservatoire du littoral, etc.), a démontré qu’une autre vision était possible.
Pour en revenir aux pôles, Jean Malaurie nous a permis de découvrir et de comprendre la richesse des peuples inuits. Ayant érigé le respect du lieu et de ses habitants en credo, suivons Jean Malaurie et encourageons celles et ceux qui souhaitent découvrir ces extraordinaires territoires à marcher dans les pas des découvreurs et voyageurs, poussés par l’émerveillement, mais animés d’une réflexion éthique et morale.
Les 56 000 Groenlandais devront sans doute d’abord et avant tout résister à la convoitise des puissances économiques envers les ressources naturelles du pays ; mais il faut laisser à ce peuple atypique le choix de leur développement touristique. À la différence des colonies vikings qui se sont éteintes dans les années 1 400, les inuits ont survécu ; pour reprendre un terme à la mode, ils ont su faire preuve de résilience. Le pasteur Mathias Storch (1883-1957) auteur de Sinnattugaq, premier roman groenlandais pleinement conscient de la fragilité de l’économie de subsistance et de l’absence de compétence des Groenlandais, les encourageaient à collaborer avec les Danois les plus progressistes capables de les respecter. Dans cet esprit, trouvons ensemble demain de nouvelles voies d’exploration.
L’auteur est Marie-Noëlle Rimaud, Professeur associé excelia group, CERIIM – Centre de Recherche en Intelligence et Innovation Managériales, Vice-Présidente de l’association ATKA auteur du cas pédagogique « Groenland KALAALLIT NUNAAT, le défi : faire le pari d’un tourisme durable qui profite à tous »
Références :
Diamond J., (2006) Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Ed. Gallimard
Debord, G. (1967), La Société du Spectacle, VII, « L’aménagement du territoire », thèse 168
Mathias S. (1914), Sinnattugaq – Knud Rasmussen le traduisit en danois et le publia sur le titre – Le rêve d’un Groenlandais, la version française est parue en 2016, aux Presses de l’Université du Québec, collection Imaginaire Nord | Jardin de givre (Traduction du danois par Inès Jorgensen).