Rencontre avec Jean-Luc Marion

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« Ce sont les choses qui imposent leur propre rigueur. J’ai l’impression de n’avoir rien fait, sinon répondu aux évènements, je dois constater qu’ils m’ont imposé une logique qui me saute aux yeux rétrospectivement ». La « rigueur des choses » qui donne son titre au dernier ouvrage de Jean-Luc Marion, est à entendre au sens premier. Elle évoque moins la difficulté que la nécessité, la cohérence profonde des évènements, ainsi que ce recueil d’entretiens le met en lumière de manière éclatante, tout d’abord aux propres yeux de l’auteur, presque à son insu, comme il le confesse… Retour sur le parcours de cet « immortel », grand spécialiste de Descartes, et qui a fortement contribué au rayonnement international de la phénoménologie française.

Vous êtes tenus pour l’un des meilleurs spécialistes de l’œuvre de Descartes. Quelle est pour vous son importance dans l’histoire de la philosophie, et quelles nouvelles lumières y avez-vous jetées ?
J’ai choisi Descartes d’abord parce qu’il est considéré comme le philosophe de la modernité. On peut discuter en quel sens, mais personne ne le conteste. Il est celui qui a été un nouveau départ pour l’histoire de la philosophie. Il y en a peu. Deuxièmement, en France, il est très clair que si l’on veut connaître l’état de la philosophie, il faut savoir quelle est l’interprétation dominante de Descartes, parce qu’elle reflète absolument l’état général de la communauté philosophique à un moment donné. Sa position est absolument centrale. Ce que j’ai découvert, c’est que l’interprétation interne qui consiste à considérer tous ses concepts, établir leur relation dans un système, n’était pas suffisante. Un philosophe, ne reprend les choses là où elles ont été laissées que parce qu’il pense que l’on pas trouvé de solution avant lui. Il est donc toujours dans un rapport polémique, avoué ou non, avec un état de la philosophie. J’ai commencé pour ma part à prendre un texte sous-étudié de Descartes, un texte de jeunesse, qu’il n’a jamais publié, Les règles pour la direction de l’esprit, et comme j’étudiais aussi Aristote à l’époque, je me suis aperçu qu’en fait chacune de ces règles était en opposition directe avec une des thèses fondamentales de l’auteur de La métaphysique. C’est comme ça que j’ai vu le texte devenir lisible, comme une polémique avec Aristote d’un bout à l’autre, dont le nom n’est pourtant prononcé qu’une seule fois. J’ai vu que Descartes élaborait une doctrine de la science, « Qu’est-ce qu’un objet ? Comment le constituons-nous ? ». Au lieu de décrire les choses telles qu’elles sont, il disait qu’il fallait ne garder de l’expérience que ce que l’on pouvait connaître avec certitude, sur le mode des mathématiques. On ne peut connaître la totalité d’une chose dans sa contingence, on reconstitue en lieu et place de la chose ce qu’il appelle un « objet », qui constitue l’ensemble de ce qui peut être connu certainement de la chose. Il anticipe ainsi sur la distinction entre l’objet et la chose en soi chez Kant, ce qui est génial parce que cela définit l’objet technique, qui n’est pas une chose, parce qu’il est construit en ne tenant compte que de ce qui peut être modélisé et mesuré. Ensuite, je suis passé à la période centrale de Descartes, et me suis rendu compte à quel point il était en train de préparer ce qu’on appelé un peu plus tard le « système de la métaphysique » c’est-à-dire son organisation classique, avec une doctrine de l’ « étant » en tant qu’ « étant », les objets de la métaphysique, le monde, l’âme et Dieu… C’est lui qui a mis tout cela en place, et de cette manière, bien qu’il n’emploie le terme précisément dans ce sens, il s’avère un penseur métaphysique fondamental. Je l’ai mis aussi en rapport avec les théologiens médiévaux et ceux de son époque, montré l’originalité de sa position. Par exemple il pensait contre ses contemporains, que les vérités mathématiques ne sont pas ce que Dieu pense. Galilée, Kepler, pensaient que nous avions le droit d’interpréter le monde en termes mathématiques, et pour s’en donner le droit, avançaient la thèse  que Dieu pense de manière mathématique. Leibniz dira que « Quand Dieu fait de la mathématique, le monde advient, » – ce qui sera encore la thèse d’Einstein, de beaucoup de scientifiques, croyants ou non. Descartes dit au contraire que les mathématiques sont la plus haute forme de rationalité, mais sont créés au même titre que le monde matériel. Cela met en route une thèse extraordinairement puissante, à savoir qu’il n’y a pas de contradiction entre le fait du fini et le fait du certain. Un énoncé certain du point de vue scientifique n’est pas absolument vrai. Ce qui est un paradoxe mais un paradoxe que toutes les sciences mettent en œuvre. Et cela il faut l’expliquer, ce qu’a fait précisément Descartes. C’est donc quelqu’un de génial, par qui j’ai débuté, et avec qui je continue, puisque paraîtra bientôt un livre sur sa découverte du corps vivant, par opposition au corps physique, exactement ce qu’on lui reprochait de ne pas avoir fait et qu’en fait il avait fait.

 

Ainsi l’œuvre de Descartes vous a-t-elle  souvent mené dans des directions inattendues…
Un bon projet de recherche est un projet qui vous mène à une découverte qui n’est pas celle que vous attendiez, qui vous oblige à reformuler votre question. Cela m’est arrivé plusieurs fois, c’est le signe que l’on trouve quelque chose. C’est pour cela que l’organisation de la recherche est le principal obstacle à la recherche, parce que par définition ce que l’on va trouver, si l’on trouve quelque chose, est légèrement différente de ce que l’on attendait. Et si l’on continue à appliquer son programme, on est mort… Alors évidemment , pour pouvoir appliquer complètement son plan de recherche, la meilleure chose est de ne rien trouver, alors on n’est pas obligé de dévier de ses objectifs, et c’est ce qui se passe la plupart du temps dans les
laboratoires de recherche.

 

L’une de vos caractéristiques est de posséder, et cela très tôt, une double formation, philosophique, mais aussi théologique…
Pour des raisons personnelles, j’ai été amené à rencontrer Monseigneur Charles à la Basilique du Sacré-Cœur, puis un petit peu après Monseigneur Lustiger à la Sorbonne. Et évidemment, je n’ai pu aborder les questions de foi sans faire un petit effort théorique. J’ai en effet fait autant de théologie que de philosophie tout au long de mes études, jusqu’à l’agrégation et même ensuite. Cela m’a beaucoup aidé car j’ai découvert, ce qui est pourtant évident, que l’on ne peut pas faire de la philosophie et de l’histoire de la philosophie si l’on ne connaît pas la théologie. C’est l’une des faiblesses de la philosophie universitaire. Les gens qui l’étudient en connaissent beaucoup plus, y compris en littérature. Lorsque l’on travaille par exemple sur Rabelais sans avoir fait de théologie – qui était moine et passait son temps à polémiquer -, on passe à côté de beaucoup de choses. Mais on peut en dire autant pour Marx, que l’on ne peut bien comprendre sans connaître la philosophie allemande bien sûr, mais aussi la théologie protestante. J’ai donc découvert cela mais aussi que les grands théologiens sont des gens d’une formation beaucoup plus large que les autres universitaires, ce sont les seuls esprits réellement encyclopédistes qu’il m’ait été donné de rencontrer. Ce fut donc une bonne éducation qui m’a permis d’aborder certaines questions, comme la mort de Dieu formulée par Nietzsche, par exemple. Ce qui meurt c’est forcément une idole de Dieu, la question est de savoir quelle est la nature de cette idole. Je l’ai identifiée comme l’idole métaphysique, la représentation que la métaphysique validait de Dieu. Se pose alors le problème général d’une approche non-idolâtrique de Dieu, c’est-à-dire d’une approche iconique de Dieu. Dieu n’est pas d’abord ce que je connais, ce que je vois, mais ce qui me voit, ce qui me connait. Dieu n’est pas un objet, Dieu n’est pas un étant, Dieu n' »est » pas, au sens où nous savons ce que veut dire « être » dans les autres cas, et qui dans le cas de Dieu devient profondément énigmatique, non pas parce que Dieu n’est pas capable d’être, mais parce que « être » n’est pas capable de Dieu. Un athée est souvent quelqu’un qui doute de l’existence de Dieu, mais pas de ce que « existence » veut dire… Assez tôt, j’ai ainsi été confronté à l’autre hypothèse, c’est-à-dire la question de l’amour. D’emblée, on constate que la philosophie n’a pas une doctrine de l’amour très développée…

 

Ce fut alors tout votre travail sur la notion d’érotique ?
Qu’est-ce qu’on entend par amour? Je crois que c’est une logique, paradoxale depuis le point de vue de la logique des philosophes. C’est une manière de dire et de déplier la réalité, de l’articuler. J’ai donc essayé de retracer tous les paradoxes de la vie amoureuse, mais pas seulement de la vie amoureuse, car notre rapport est érotique à un autre nous-mêmes, mais cela déborde sur le reste de la réalité. Pour simplifier, la métaphysique nous permet de connaître les objets, mais si voulez connaitre les choses mêmes, vous devez les connaitre érotiquement. L’opposition entre le corps et l’esprit disparait alors, non-pas que l’esprit soit un effet du corps physique, c’est plutôt l’inverse, il y a une partie de l’univers physique qui devient spirituel. Qu’est-ce que le corps vivant? Tout ce qui dans la matérialité de l’autre peut s’érotiser. J’ai essayé de vérifier cette logique érotique sur le cas particulier de Saint-Augustin, presque incompréhensible si on le traduit en métaphysique comme on l’a fait très vite, et devient en revanche très logique si on le prend d’un point de vue érotique. C’est quelqu’un qui s’aperçoit que tous les objets finis du désir, successifs et contradictoires, sont des substituts au véritable objet, qui est Dieu. Le drame survient lorsqu’un amour infini porte sur un objet fini. Là on se  fracasse. Il faut réussir à passer d’un objet fini à un objet infini. Et c’est très difficile parce que l’objet infini effraie un peu, et bien entendu les objets finis restent là et il faut négocier avec eux. Le choix de Saint-Augustin est crucial évidemment, parce que c’est quelqu’un qui ne fait pas de la philosophie au sens technique, parce qu’à l’époque où il écrit, elle n’est pas encore véritablement constituée, on  n’a pas encore mis en place les bases d’un système métaphysique. Et donc il est hors-métaphysique en étant avant, de la même manière que nous commençons à l’être, après… Il nous est plus contemporain finalement que les gens qui sont au milieu.

 

Qu’est-ce qui a déterminé votre passage à la phénoménologie -dont vous pouvez peut-être donner une brève définition ?
Lorsque j’ai commencé à enseigner à l’université de Poitiers en 1981, j’ai décidé de faire de la philosophie et non-plus seulement de l’histoire de la philosophie. Afin de pouvoir transmettre correctement ce que j’étais censé savoir, Heidegger et Husserl notamment, je me suis mis à pratiquer la phénoménologie, à l’apprendre techniquement. Cela tombait bien parce que nous étions plusieurs à l’époque à relancer les études phénoménologiques à l’ENS. C’est une philosophie datant du début du XXème siècle, et ce qui fait son intérêt, c’est que c’est une méthode. Elle travaille sur les conditions d’expérimentation, afin de mieux voir. De la même manière que l’on peut voir les choses aux rayons X, à une lumière rasante, ou colorée, pour voir des choses différentes, la phénoménologie c’est un peu passer le tableau aux rayons X afin de faire apparaître les couches cachées, ce qui a été peint sur la toile avant ce que l’on voit maintenant. C’est donc une pratique. Elle donne beaucoup de résultats. Depuis trente ans, il y a eu beaucoup de bons livres parmi la production phénoménologique française.
C’est pourquoi d’ailleurs aujourd’hui en Allemagne, en Italie ou aux Etats-Unis, on dit  » la phénoménologie française, en un seul mot », non pas qu’il n’y en ait pas d’autres mais cela revient à dire que la phénoménologie est cette philosophie qui se fait en France en ce moment, parce que la masse critique de gens travaillant sur les mêmes sujets avec les mêmes méthodes a été réunie pendant un certain moment, et donc cela donne des résultats.

Au début des années quatre-vingt-dix, un débat s’est engagé autour de votre œuvre et celles de certains de vos pairs, Michel Henry notamment, comme participant de ce qu’on a alors appelé de manière critique « le tournant théologique de la phénoménologie »?
C’est le livre de Dominique Janicaud – un ami -, qui portait aussi sur Emmanuel Levinas et Jean-Louis Chrétien. Il a pensé que la phénoménologie était athée, d’un athéisme méthodologique, et que d’aborder les choses spirituelles était pour elle un dévoiement. Premièrement, ce genre de reproche est un des exemples de ce que j’aime le moins dans la philosophie française, qui consiste, quand vous dîtes quelque chose de nouveau, à vous entendre répondre « qu’on n’a pas le droit de dire ça ». C’est l’application du « politiquement correct » en philosophie, qui peut être très efficace, mais je considère pour ma part que l’on a le droit de tout dire, si c’est vrai. Janicaud a décidé qu’on n’avait pas le droit de le dire, donc c’est faux… Michel Henry a une interprétation très forte de Husserl, ce qui n’était pas vraiment le cas de Janicaud, plutôt spécialiste d’Hegel. Deuxièmement, on peut facilement constater d’un point de vue historique que dès le début, même Husserl se préoccupe de la question de Dieu, comme tous les grands philosophes d’ailleurs. Les phénoménologues, Husserl, Levinas, Heidegger naturellement, Sartre, pas Merleau-Ponty c’est vrai, mais presque tous, s’y sont intéressés. Cela de la même manière qu’ils se sont intéressés à la peinture, et l’on n’a pas alors parlé d’un « tournant esthétique » de la phénoménologie… La phénoménologie est une méthode de description, elle peut s’appliquer à tous les domaines, donc elle s’est appliquée à celui-ci. L’expansion de la phénoménologie dans de nombreux domaines, ce retour auxchoses-mêmes, ne pouvait pas ne pas déborder à un moment ou un autre sur la théologie. Elle aboutit d’ailleurs à des résultats qui surprennent et parfois même déstabilisent les théologiens, qui n’aiment pas tellement cela, se sentent un peu bousculés. La seule chose qui m’a été opposée a été de dire : « Vous dîtes que vous voyez des choses, et bien moi je ne vois rien ». Je comprends cet argument mais je le trouve extrêmement dangereux pour celui qui l’énonce. Je comprends très bien que quelqu’un me dise :
« Je ne vois pas la même chose que vous », mais dire « Je ne vois pas ce que vous voyez, donc il ‘y a rien à voir », me semble un argument très faible. Il y a des choses trop sérieuses pour qu’on en parle grossièrement. Aux Etats-Unis, on a publié le livre de Janicaud accompagné, à ma demande, des actes du colloque organisé en manière de réponse, et il a suscité un vif intérêt ; de la même manière en Allemagne et en Italie… Janicaud a fait par la suite un deuxième livre qui s’appelait La phénoménologie éclatée, qui enregistrait le caractère irréversible de la phénoménologie qu’il n’aimait pas, finissant par admettre l’évidence. Je pense que la phénoménologie est sortie définitivement du bois le jour où elle s’est mise à accomplir véritablement son projet qui est de parler des choses-mêmes, c’est-à-dire ce que l’on montre lorsque l’on parle d’autres choses que des objets habituels de la philosophie. Lorsqu’elle s’est mise à parler de la chair, de la question d’autrui, de l’interprétation des textes, de l’évènement, de la peinture, alors d’un seul coup elle a fait de la philosophie au lieu de parler de la philosophie. La philosophie trouve un public lorsqu’elle est capable de ne pas parler seulement aux philosophes.

 

Bibliographie sélective
Sur l’ontologie grise de Descartes. Science cartésienne et savoir aristotélicien dans les Regulae, Librairie Philosophique J. Vrin, 1975.
L’idole et la distance. Cinq études, Grasset, 1977.
Sur la théologie blanche de Descartes. Analogie, création des vérités éternelles, fondement, P.U.F, 1981.
Dieu sans l’être, Fayard, 1982 – rééd. PUF, 2010.
Sur le prisme métaphysique de Descartes. Constitution et limites de l’onto-théo-logie cartésienne, P.U.F, 1986.
Prolégomènes à la charité, Éditions de la Différence, 1986.
La croisée du visible, Éditions de la Différence, 1991, P.U.F.
Le phénomène érotique, Grasset, 2003.
Au lieu de soi, l’approche de saint Augustin, PUF, 17 septembre 2008
Certitudes négatives, Grasset & Fasquelle, 2010.
Le croire pour le voir, Communio Parole et silence, 2010.
Discours de réception à l’Académie française, Grasset & Fasquelle, 2010.
La rigueur des choses, entretiens avec Dan Arbib, Flammarion, octobre 2012

 

Propos recueillis par Hugues Simard

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