Rencontre avec Pierre Nora

Pierre Nora
Pierre Nora

Historien de renom international et figure éminente de la vie intellectuelle contemporaine de par ses activités d’essayiste, d’éditeur ou encore de directeur de revue, l’académicien Pierre Nora vient de publier simultanément deux livres. S’ils permettent, chacun à leur manière, de mieux comprendre son rôle central dans le renouvellement de l’historiographie, ils révèlent également l’organicité profonde de son oeuvre.

 

Pierre Nora
Pierre Nora

Pierre Nora, vous avez une double actualité cet automne, avec la parution de Présent, nation, mémoire et d’Historien public. Bien que dans les deux cas il s’agisse d’un assemblage de textes parus à des époques différentes, une très forte impression de cohérence se dégage de l’ensemble… Cela est dû à la fois à la logique interne de ces articles et au travail d’agencement auquel je me suis livré. Ces deux ouvrages font partie d’un ensemble qui sera complété par un troisième, d’ici un an et demi. Les trois ne font qu’un d’une certaine façon, puisqu’ils s’emboîtent les uns dans les autres. Il m’avait souvent été demandé de réunir ces articles, de faire un choix parmi tous ceux dispersés au gré de circonstances d’une vie partagée entre l’enseignement, l’édition, et une forme d' »essayisme ». C’est la biographie que m’a consacré François Dosse au début de l’année qui m’a décidé. Lui-même m’avait encouragé à publier des textes à l’appui de son travail, accompagnateurs de ce parcours de vie, qui se seraient groupés autour du thème un historien dans la cité. Il avait pour cela trouvé un fil conducteur, qui correspond un peu à l’ordonnancement définitif des chapitres. Je n’ai pas voulu publier cet ensemble en même temps que son livre afin de ne pas le gêner, mais cela a été l’occasion de reprendre l’ensemble et de le répartir en trois volumes. Le premier, que j’ai appelé Historien public, grossi d’un certain nombre d’articles recomposés par mes soins, aboutit à une sorte d’autoportrait, de quasi-mémoires, en même que de portrait d’époque. Présent, nation, mémoire est pour sa part composé du substrat intellectuel qui a porté l’entreprise des Lieux de mémoire. C’est un constat d’époque reposant d’abord sur la montée en puissance de l’histoire contemporaine, vécue comme une forme de présent déjà historique – d’où le thème de « Présent ». Le deuxième thème, celui de la « Nation », en particulier la « crise » de la perception de l’histoire nationale à laquelle j’ai pu assister depuis les années 1970, et qui a conditionné le reste des changements de la relation de la collectivité à son propre passé, est celui dans lequel je me suis développé moi-même. Enfin le troisième, celui de la « Mémoire », dont j’ai restitué les formes d’approches et les retombées m’a été propre au départ. Les deux livres paraissent ensemble, et le troisième tournera au contraire sur des articles de fond qui portent tous sur la France, sur l’identité française, la tradition politique française. On est face à un ensemble à trois étages.

 

Est-ce que vous considérer Présent, nation, mémoire comme une sorte de huitième tome des Lieux de mémoire ?
Non, je le considère comme le dégagement, l’isolement et l’accentuation du cadre conceptuel qui les a vu naître, et qui a finalement constitué la constellation idéologique dominante depuis une trentaine d’années. Celui-ci a consisté précisément à enserrer la conscience historique à l’intérieur de ces trois pôles.

Il est évident que,
tant dans les lieux
de mémoire que dans l’ego-histoire,
il y avait pour ma part un fort investissement psychologique personnel

 

Vous présentez l’entreprise des Lieux de mémoires comme à la fois une illustration et une subversion du genre de l’Histoire de France…
C’est vrai. Toutefois, il est vrai aussi que le bouquet d’histoires de France parues ensuite entre 1985 et 1995, en fut comme la contre-épreuve. Ce fut un phénomène historiographique très frappant, puisqu’il suivit l’époque qui avait vu s’épanouir l’école dite « des Annales », qui avait condamné l’histoire évènementielle enfermée dans les limites du national et du politique, avec ce dessein de faire exploser l’histoire dans la projection du grand monde et dans les profondeurs du temps, des longues durées, et dans la mise au jour de structures fondamentales, économiques, sociales, et mentales qui encadrent la vie des hommes. Il peut donc paraître paradoxal que cetteexplosion qui a eu tant de succès, se soit soldée par une giclée d’histoires nationales. Tout s’est passé comme si l’Ecole des annales avait fini par retrouver le canal d’une histoire de France non-pas classique, car bénéficiant de l’apport des sciences humaines, de la démographie, de la géographie, ou encore de l’économie, mais revenant tout de même à une chronologie relativement traditionnelle. La nouveauté des Lieux de mémoire avait précisément été de faire éclater ce cadre, de postuler l’impossibilité de réaliser une histoire continue de la France, de ne pouvoir procéder d’une certaine façon que par éclats. La vérité est que l’entreprise ne s’était pas du tout donné pour ambition de faire une histoire de France, elle était expérimentale, presque bricolée. Au lieu d’étudier le sentiment national d’une manière continue sur le plan de l’histoire des idées, elle préférait partir d’objets tout constitués, pour les décortiquer afin de voir comment ils s’étaient créés et comment ils avaient été charriés par l’histoire, et cela, qu’il s’agisse de vrais mémoriaux, de cimetières, du Panthéon, ou de noms de rue, de commémorations, d’une encyclopédie… Ce qui différencie chacun de ces objets, c’est qu’il appartient à une série mais en constitue une exception ou un concentré : peu d’encyclopédies comme Larousse ont duré depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours en se transformant très profondément. C’était comme de prendre des cailloux de granit et de les taper les uns contre les autres pour voir quels types d’étincelles il pouvait en sortir. Il en sortait effectivement des étincelles, et cela a paru une approche si originale, neuve que, de fil en aiguille, l’ensemble a fini par constituer un tissu, une broderie presque, qui m’a progressivement englouti par la profondeur de ce que j’étais en train de manipuler, qui me dépassait moi même et exigeait de plus en plus d’être mis à jour, déterré en quelque sorte…

 

Un peu comme si vous découvriez ce que Proust appelle « l’édifice immense de la mémoire » ?
D’une certaine manière oui, c’est un fait, et par métaphore, l’entreprise a souvent été rapprochée de ce que vous évoquez, c’est-à-dire d’une sorte de remémoration constructive. C’est un livre qui met au centre de son travail l’historiographie, le parcours d’une notion quelconque dans le temps, et cela m’a forcément amené à réfléchir au phénomène des commémorations. Le drapeau français, la devise nationale, la Marseillaise, n’avaient jamais été sérieusement appréhendés. Pendant que mon attention était attirée par le phénomène de la commémoration, la France était saisie d’une folie commémorative : le millénaire capétien, le bicentenaire de la Révolution, la première grande année De Gaulle… Il y avait une sorte de redoublement de ce qui était en train de se passer par rapport à ce que j’étais en train d’étudier. Une dialectique s’est opérée entre les deux, qui m’a beaucoup fait réfléchir aux raisons pour lesquelles ce rapport au passé était en train de se modifier profondément. C’est aussi ce qui a fait l’intérêt des Lieux de mémoire : non seulement ces monographies étaient individuellement très intéressantes, mais encore la elles dégageaient une problématique nouvelle.

 

Problématique qui était donc le point commun entre elles ?
Oui, plus précisément en ce sens que les Lieux de mémoire s’inscrivaient dans l’époque qui les voyait naître, qui avait radicalement changé le rapport des Français à leur passé. Jacques Le Goff dit du livre que « ce n’est pas une histoire de France, mais l’histoire dont la France a aujourd’hui besoin ». Cela voulait dire que le type spontané d’ajustement du regard que les Français étaient en train de porter sur leur passé appelait cette forme d’approche. Il s’est passé, à partir des années 1970, une transformation extraordinairement profonde de la conscience historique, à la fois invisible et radicale. Un rapport au temps très différent s’est mis en place. Depuis le XIXe siècle, celui-ci était vécu selon trois schémas possibles : de progrès, de restauration d’un  de type révolutionnaire, types en fonction desquels l’histoire s’ordonnait du passé à l’avenir en passant par le présent, d’une manière linéaire qui faisait de cedernier une sorte de trait d’union entre   Il y avait une continuité qui impliquait un lien de filiation avec le passé. L’éclatement récent de la conscience du temps s’est manifesté par un obscurcissement profond de l’avenir, qui a commencé dans les années 1980.

 

imprévisible peut donc générer en retour une rupture de lien entre passé et présent ?
Oui. Et de rendre lui-même le passé très obscur. C’est un mouvement symétrique : de même que l’ignorance du passé entrave la préparation de l’avenir, l’obscurcissement de l’avenir empêche d’envisager le passé, en ce sens que l’on ne sait plus vraiment ce qu’il faut en retenir du second pour préparer le premier. L’instance du présent qui n’était qu’un trait d’union s’est hypertrophiée pour devenir la conscience à l’intérieur de laquelle on se conçoit soi-même, sauf que l’on intègre l’anticipation imaginaire de ce que pourrait être l’avenir, et que du coup chacun retient du passé ce dont il a besoin, appelant non plus l’histoire mais la mémoire. C’est là que se situe la profonde transformation de la conscience historique. On est passé à une conscience mémorielle. Cette transformation de la conscience historique a donc été le cadre dans lequel j’ai travaillé ces « Lieux de mémoires », qui n’a pas été un projet établi depuis le début puis développé progressivement sur dix ans, mais une sorte de travail d’approfondissement continu. Et c’est à la fin que je me suis beaucoup interrogé en essayant de donner avec le dernier volet en trois parties intitulé « Les Frances » une sorte de tableau panoramique qui n’a rien d’exhaustif, n’est pas une histoire de France, mais plutôt un puzzle, un Mécano géant… Un monstre finalement… Sept volumes, cinq mille pages, cent trente collaborateurs, c’est une entreprise un peu folle, ce qui fait aussi son charme à mes yeux…

 

Mais pour reprendre votre métaphore du puzzle : il existe habituellement un modèle avant que les pièces ne soient découpées, alors que là il ne pouvait y en avoir… Rien n’indiquait que vous parviendriez à un tout…
J’entends puzzle au sens d' »assemblage ». Je suis parvenu à autre chose qui est le nerf de la guerre, à une nouvelle forme d’histoire que j’appellerais « symbolique ». Comme une sorte d’hologramme, chaque élément est un concentré du tout. C’est un peu un énorme instantané qui reflète une certaine conscience de l’époque à laquelle il a été réalisé. Pour preuve sa réception immédiate. L’expressionde Lieu de mémoire a flambé, intégré le vocabulaire courant, et alors que je croyais que le phénomène obéissait à un rapport très hexagonal au passé, l’idée a rebondi instantanément, jusqu’en Chine, en Israël, un peu partout en Europe. Cela avait donc bien touché une forme de sensibilité « clandestine » dont je ne m’étais pas douté du tout.

 

De la même manière que Présent, nation, mémoire est un écho aux Lieux de mémoire, Historien public entretient-il un lien direct avec l’ego-histoire, l’autre grande notion que vous avez forgée et qui a, en apparence du moins rencontré moins de succès ?
L’ego-histoire a correspondu à moment assez particulier des années 1980, qui m’avait beaucoup frappé et qui voyait, en philosophie notamment, le retour du sujet, alors que toute l’école structuraliste l’avait écarté. En Histoire, cela se traduisait par une montée en puissance de la subjectivité. Un historiencomme Georges Duby sur-utilisait la première personne du singulier, que la génération précédente dissimulait profondément… Cette tendance signifiait une forme avouée d’investissement des historiens dans leurs propres sujets, très contraire à la tradition d’objectivité, d’effacement de l’historien. Il y avait donc, là aussi, une métamorphose à saisir, à comprendre. Et du coup m’était venu cette idée baroque de demander à un certain nombre d’historiens connus de tenter de réfléchir à leur propre vie comme ils avaient souvent réfléchi à la vie des autres, en essayant d’aller au bout de cette affirmation de leur propre sujet, de le prendre pour objet d’histoire et de voir si un historien pouvait parler de lui-même, d’une manière propre, différente de celle d’un écrivain ou d’un psychanalyste. Pouvait-il s’objectiver d’une manière intéressante ? C’était là aussi du bricolage expérimental, mais qui m’avait paru la peine d’être fait.

 

Vous qui par ailleurs rêvez d’une histoire totale qui mêlerait droit, politique ou encore la littérature, on ressent à la lecture d’Historien public (paru dans la collection Blanche de Gallimard, littéraire s’il en est), une inclination particulière pour les lettres…
Il est évident que, tant dans les lieux de mémoire que dans l’ego-histoire, il y avait pour ma part un fort investissement psychologique personnel. A travers Les lieux de mémoire, il s’agissait d’un certain rapport à la France que je voulais essayer de mettre à jour. Le projet de l’ego-histoire revenait aussi à me projeter vers l’extérieur en demandant aux autres ce que j’aurais dû faire sur moi-même. J’ai un peu passé ma vie à cela, ce qui a fait de moi un éditeur un peu particulier, c’est-à-dire de faire faire par les autres ce qu’il aurait mieux fait de faire par lui-même. Parce qu’au départ, je n’étais fait ni pour être historien, ni pour être éditeur mais pour écrire. J’ai fini par le faire oublier, trop oublier et cela me revient sur le tard. Alors ces formes d’entreprises historiennes sont sans doute en effet marquées par une sensibilité à la littérature, pour ne pas dire littéraire. Ce mélange bizarre de projections dans l’édition peut avoir l’air ambitieux, voire prétentieux, mais pour mettre un bémol à cela et puisque j’en suis à la période où j’essaie de revenir sur moi-même, je suis bien obligé de constater que c’est ce fil conducteur qui unit des entreprises de styles très différents. Le genre des Lieux de mémoires suppose une forme de sensibilité littéraire, parce que ce n’est pas une méthode historique à proprement parler, mais une mise en scène du sujet en quelque sorte, qu’il faut faire vivre. Et cela appelle une dimension non pas imaginaire mais ordonnatrice, dramatique. Dans l’ego-histoire, il y a également une mise en scène de soi, une auto-analyse historique qui n’est pas d’ordre freudienne et qui était à trouver, devenue assez emblématique du temps, constituant une formule très utilisée par la suite, jusqu’à presque devenir une sorte d’équivalent de l’autobiographie. A titre personnel, j’ai été amené à écrire beaucoup mais à écrire éclaté, à l’image de mon sujet des Lieux de mémoire, à répondre à des occasions multiples, qui pouvaient être des préfaces, des essais, ou des conférences. En réunissant tout cela, on s’aperçoit qu’il y a en effet une forme de vision, d’approche très unitaire, qui a fini par apparaître comme le motif dans le tapis. Ces éléments disparates finissent par révéler une unité énergétique. Je ne peux qu’être heureux de ce « temps retrouvé ».

 

Propos recueillis par Hugues Simard

 

Historien public, Pierre Nora, Éditions Gallimard/NRF, collection blanche, 2011

Présent, nation, mémoire, Pierre Nora, Éditions Gallimard/NRF, collection la Bibliothèque des histoires, 2011

Les Lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, de l’Académie française, Éditions
Gallimard, collection Quarto, 1997 (reprise en trois volumes des sept parus dans la Bibliothèque des histoires, entre 1984 et 1992)

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