Entré au journal Le Monde à l’âge de 23 ans alors qu’il est encore étudiant à l’Ecole Normale Supérieure, Roger-Pol Droit, 50 livres plus tard (dont 25 signés seul), poursuit ses recherches au CNRS tout en continuant de décrypter notre époque à la lumière de la philosophie, cela aussi bien à travers de nombreuses chroniques dans la presse que dans des livres lui ayant valu la reconnaissance de ses pairs et du public. En renouvelant notamment son approche par des moyens ludiques, telles que ses « expériences de philosophie quotidienne », il a rendu la discipline à la vocation première que lui prêtaient les Anciens : penser pour mieux vivre.
Le thème de la représentation, plus particulièrement celle de l’ « autre » dans la culture occidentale semble être l’un des fils directeurs de votre travail…
Qu’il s’agisse des autres, de nousmêmes, de notre avenir ou du passé de l’humanité, la façon dont s’organisent nos représentations est essentielle. En fait, la réalité dépend très largement de ce que nous imaginons. J’ai compris cela d’abord à propos de l’Inde. Quand j’étais étudiant, on m’avait enseigné que la philosophie existe en Grèce et sur les pourtours du bassin méditerranéen, mais nulle part ailleurs ! En Asie, que ce soit en Inde, au Japon ou en Chine, on discernait des poésies, des traditions spirituelles, des sagesses, mais aucune philosophie. Je devins donc normalien et agrégé, tout en étant non seulement ignorant de l’ensemble des philosophies de l’Inde mais convaincu de leur inexistence. Quand j’ai commencé à lire des traductions, puis à faire un peu de sanskrit, j’ai pu me rendre compte que tout cela était rigoureusement faux. Il existe en Inde des traités de logique, sur des centaines de pages, dont certains très proches d’Aristote. Je me suis donc intéressé à la généalogie de cette représentation, dans le sillage des travaux de Michel Foucault, qui m’a appris au moins deux choses : l’existence de «configurations discursives», c’est-à-dire des représentations particulières du savoir à un moment donné, et d’autre part le fait qu’il suffit d’aller dans les archives pour commencer à les repérer. Je me suis vite rendu compte que le XIXème siècle commençant avait été saisi d’une véritable passion philosophique pour l’Inde et attendaient une «Renaissance orientale». Schlegel, Schiller, Goethe, Novalis, Schopenhauer et beaucoup d’autres se sont enflammés pour ce qu’ils imaginaient comme une sorte d’«Outre-Grèce», une terre de l’origine. La clôture de cette espérance a été au centre de mon premier travail de recherche – qui a donné L’oubli de l’Inde, une amnésie philosophique. L’Inde, d’abord imaginée comme le lieu d’un âge d’or originaire, a été perçue d’une toute autre manière quelques décennies plus tard, au moment de la découverte du bouddhisme. L’Europe a alors fait de celui-ci un épouvantail, une figure d’horreur incarnant l’anéantissement du principe pensant, au prix bien sûr d’une série de contresens que j’ai étudiée dans un autre livre Le culte du néant. Les philosophes et le Bouddha. J’en ai conclu que les autres, en particulier du point de vue culturel, sont des surfaces de projections fantasmatiques où se manifestent nos rêves et nos craintes. C’est pourquoi j’ai consacré un second chantier de recherche à la représentation des barbares et à son évolution des Grecs à nos jours, publié sous le titre Généalogie des barbares. Ces représentations des autres peuvent brusquement s’inverser, passer du positif au négatif et inversement, et ces mutations, où des objets de savoir sont corrélativement des objets de rêverie, parlent évidemment plus de nous-mêmes que des autres.
Cet intérêt pour la représentation de l’autre est-elle à relier chez vous à ce que vous décrivez par ailleurs comme l’une des deux grandes tendances de la philosophie contemporaine, à savoir son ouverture vers les continents ignorés, au-delà de leurs représentations ?
S’il y a un dénominateur commun à mes activités, c’est en effet une volonté d’ouverture de la philosophie à d’autres cultures que gréco-latine, à d’autres objets philosophiques, à d’autres publics. Si l’on considère la liste des sujets canoniques de la pensée et celle des thèmes abordés par les études des cinquante dernières années, elles ne coïncident pas. Ce changement de représentation de ce qui est philosophique est lié aux mutations contemporaines, notamment technologiques, mais pas uniquement. On a vu se multiplier les réflexions sur le quotidien, et se renouveler la représentation de la philosophie comme manière de vivre.
Vous voyez justement dans ce renouveau le deuxième fait majeur touchant la philosophie contemporaine. Votre activité de journaliste, et plus généralement celle de «passeur», sont-elles des manières de vous inscrire dans cette volonté retrouvée d’ordonner la recherche de la vérité à la quête du bonheur ?
La philosophie passait, dans les années 70-80, pour une chose morte ou dépassée, les disciplines triomphantes étaient alors les sciences humaines. Les philosophes faisaient presque penser à des gardiens de cimetière ou de musées, faisant visiter Spinoza ou Hegel à heure fixe. La situation s’est progressivement inversée socialement, la philosophie prenant de plus en plus d’importance dans le débat public et l’édition. Parmi les causes de cette situation nouvelle, il ne faut pas oublier la chute du mur de Berlin, qui fut un vrai tournant : désormais, plus d’alternative historique à la démocratie et à la mondialisation, on était plus ou moins parvenu à la «fin de l’histoire» comme le disait – avec quelque excès – Francis Fukuyama, d’où une volonté de chercher des issues nouvelles. La complexité de notre époque et son caractère angoissant constituent d’autres raisons déterminantes. La situation générale est suffisamment opaque pour que l’on cherche des clefs d’intelligibilité là où elles existent, c’est-à-dire dans les outils mis à disposition par les philosophes. Je vois un troisième point décisif : l’impact du travail de Pierre Hadot, qu’il faut absolument mentionner. S’il y a bien un grand érudit qui a fait ressurgir la dimension existentielle de la philosophie antique, c’est lui. Il a montré combien nous avions tort de lire les grands systèmes de l’Antiquité comme des édifices théoriques, comment nous devions d’abord les aborder comme des outils pour modifier l’existence. Toute l’intelligibilité de la philosophie antique, selon lui, est de tendre vers une transformation de soi et de son rapport aux autres. Les philosophes antiques n’étaient donc pas des auteurs désireux de rédiger une oeuvre de plus, mais des hommes faisant des livres afin de se transformer. Pierre Hadot, qui a été l’un de mes maîtres, a véritablement rouvert cette dimension existentielle de la philosophie. Ce changement de perspective a eu aussi quelques effets pervers : on a commencé à s’imaginer qu’il suffisait de vivre pour devenir philosophe, que tout n’est qu’affaire pratique, que Spinoza est utile pour mieux profiter de ses vacances etc., au risque de sousestimer la dimension théorique de la philosophie.
Avez-vous été directement partie prenante de ce mouvement ?
Ce n’est pas à moi de le dire, mais ce que j’ai fait avec les 101 exercices de philosophie quotidienne, c’est peut-être, si j’ose dire, les exercices spirituels de Pierre Hadot revus par Hellzapoppin… J’ai voulu proposer des jeux, des activités amusantes qui puissent faire éprouver au lecteur le trouble que suscite une question philosophique. C’est cela que j’appelle une expérience. Ces 101 expériences, ainsi que leurs suites, Dernières nouvelles des choses, ou encore Petites expériences philosophiques entre amis, ne sont pas à proprement parler des livres de philosophie mais, comme auraient dit les Grecs anciens, des ouvrages «protreptiques», c’est-à-dire des livres qui vous «tournent vers», vous orientent, vous prédisposent à la philosophie. Si je vous demande, par exemple, quel est le rapport entre les mots et les choses, tout le monde va sortir ses cachets d’aspirine. C’est sans doute un grand problème, mais qui ne parle à personne. En revanche, si vous commencez à répéter des dizaines de fois le nom d’un objet familier, vous vous rendez compte que ce mot se vide, devient une suite de sons, quelque chose d’insensé. Cette simple expérience permet d’éprouver que l’adéquation entre un mot et une chose n’est pas si naturelle et solide que nous le croyons. A partir de là, le lecteur peut poursuivre ses lectures et aller lire le Cratyle de Platon, Les mots et les choses de Michel Foucault. Je crois profondément que l’on ne comprend une discussion philosophique que si l’on a éprouvé de quoi elle parle. Sans un lien physique, organique, ou même simplement existentiel avec la question, on va l’aborder d’un point de vue général, rester dans le pur discours mais on n’entrera pas dans une vraie discussion, qui doit être lestée de quelque expérience vécue. Or ce sont ces petits lests-là qui m’intéressent. Je crois que c’est parce que les étudiants manquent de ce lest qu’ils ont parfois du mal à s’intéresser à la philosophie. En fait, contrairement à ce que l’on dit, la philosophie n’est pas, à mes yeux, dans les généralités. Je crois fortement aux détails, aux singularités, aux grains de sable, qui me paraissent de meilleurs points de départ, en quelque sorte de meilleurs leviers pour la réflexion que les idées générales et vagues.
Dans Humain, votre dernier ouvrage, vous vous êtes rendus avec Monique Atlan dans les lieux où s’élaborent aujourd’hui « ces révolutions qui changent nos vies », à la rencontre des personnalités qui les conçoivent et de celles qui les pensent. Quel était votre objectif ?
Monique Atlan, qui est journaliste à France 2, a eu l’idée originale de ce livre, que nous avons ensuite coréalisé et corédigé. Nous avons voyagé dans l’espace – Californie, Harvard, Europe – mais surtout dans les disciplines et les idées, pour essayer de comprendre comment les mutations actuelles des sciences et des techniques modifient la représentation que nous pouvons avoir de l’humain et de son avenir. Nous avons dialogué avec une cinquantaine personnalités, scientifiques, économistes, anthropologues, romanciers ou philosophes. Nous n’avons pas la prétention d’avoir découvert les nanotechnologies, ni les sciences cognitives, ni le monde numérique, ni la convergence de ces disciplines, mais nous avons tenté de voir comment leurs entrelacements étaient traversés par une modification profonde des représentations de l’humain. La question est finalement de savoir si l’on se trouve face à une mutation technique, un grand changement, comme il en a déjà existé, tels que l’imprimerie ou la révolution industrielle, ou si l’on est face à une éventuelle « rupture anthropologique », comme le dit Marcel Gauchet dans notre livre, qui ferait que demain l’espèce soit différente puisque l’on a maintenant les moyens de modifier les données génétiques, les composantes de la matière. Est-ce que l’on arrive véritablement à un carrefour et quels sont les moyens que nous pouvons avoir de le comprendre, éventuellement de le contrôler ? Ce livre ne prétend pas trancher ces questions mais, autant que faire se peut, donner à un public noninformé les enjeux du débat et les pistes de réflexion.
Sans avoir tranché les questions, vous penchez personnellement pour laquelle des deux hypothèses, changement profond ou rupture ?
Nous ne sommes pas futurologues, mais pour indiquer nos principaux points d’aboutissement, il existe une tension, qui traverse tous les domaines et les champs de notre époque, entre un désir d’illimité et un désir de mesure. L’illimité veut en finir avec la vieille humanité, avec les limites du corps, avec les bornes de notre mémoire, de notre organisation rêve-t-il d’une mutation technologique profonde de l’espèce humaine et d’une expansion nouvelle de ses pouvoirs, et dans les biotechnologies relatives à la procréation, aussi il s’agit aussi chaque fois de franchir de nouvelles limites. Mais ce désir d’illimité est aux prises avec une prise de conscience, qui n’a jamais eu autant de force dans l’histoire de l’humanité, des limites des ressources énergétiques, de l’unicité de la planète, de la responsabilité humaine vis-à-vis de la biodiversité. Un deuxième résultat global montre une autre tension, entre ce que j’appellerai, pour faire court, le flou et le net. Plus les sciences avancent, moins nous savons ce qu’est un être humain : la séparation entre corps et âme a disparu depuis longtemps, celle entre vivant et inerte est mise en cause par la biologie moléculaire. Les contours de l’humain ne sont pas annulés mais estompés, brouillés, transformés. Or, corrélativement, nous avons pourtant de plus en plus besoin de savoir ce que nous appelons « humain » pour choisir ce que nous pouvons accepter des sciences, et savoir au nom de quoi nous devons éventuellement refuser certaines possibilités nouvelles.
La vitesse de ces évolutions scientifiques ne rend-elle pas cette réflexion parfois impossible en temps réel ? Comme le dit Hegel que vous citez, « La chouette de Minerve se lève au crépuscule », or aujourd’hui, elle doit anticiper…
Hegel soutient que le philosophe comprend après coup, de façon rétrospective : le sens des événements apparaît une fois que ceux-ci ont eu lieu. Nous devons au contraire assumer une philosophie prospective, et penser ce qui n’a pas encore eu lieu. Ce fut le cas, par exemple, avec les débats sur le clonage humain reproductif, mais aussi pour toutes les questions bioéthiques et bon nombre de questions techniques. Cette anticipation a une efficacité, car nous ne sommes pas sans pouvoir face à des situations qui nous échapperaient radicalement. Nous ne sommes évidemment pas entièrement maîtres du bateau : sa puissance, sa force d’inertie, sa complexité sont considérables, mais je pense qu’il nous reste une possibilité de contrôle et de modification des trajectoires. D’ailleurs, l’ensemble des mouvements citoyens va dans ce sens. Dans notre livre, nous aboutissons à cette conclusion qu’il faudrait parler aujourd’hui d’un «humanisme décentré». Depuis bien longtemps, l’humain n’est plus au centre des questionnements, ni du système solaire, ni des espèces vivantes, ni même de son propre psychisme. Mais, c’est un paradoxe essentiel, moins il est au centre, plus il est responsable – de la biodiversité, des générations futures, etc. Il faut donc des réflexions informées et collectives. Voilà encore une histoire de représentation : les vues globales, le paradis ou l’enfer de la technique sont des mythes dont il faut sortir. Au sujet des nanotechnologies, des OGM, du gaz de schiste, chaque question doit être examinée au cas par cas, sans solution idéologique toute prête.
Bibliographie sélective
Si je n’avais plus qu’une heure à vivre, Odile Jacob, 2014 (à paraître) • Ma philo perso de A à Z, Seuil, 2013 • Petites expériences de philosophie entre amis, Plon, 2012 • Humain, Flammarion, 2012, avec Monique Atlan • Maîtres à penser, 20 philosophes qui ont fait le XXe siècle, Flammarion, 2011 • Les Héros de la sagesse, Plon, 2009 • Généalogie des barbares, Odile Jacob, 2007 • L’Oubli de l’Inde – Une amnésie philosophique, Seuil, 2004 • 101 expériences de philosophie quotidienne, Odile Jacob, Coll. Poche, 2003 • Dernières nouvelles des choses, Odile Jacob, 2003 • Le Culte du néant : Les philosophes et le Bouddha, Seuil, 1997 • www.rpdroit.com
Propos recueillis par Hugues Simard