Aujourd’hui conseiller spécial de la Mairie de Paris après avoir été officier de gendarmerie, ce Normalien, François Esperet, est aussi un écrivain hanté par la métaphysique, dont le troisième « poème-roman », Visions de Jacob, vient de paraître. Rencontre avec un homme hors-norme et inspiré.
Votre parcours est atypique, ainsi, bien que Normalien en devenir, vous avez quitté le sentier tracé pour devenir gendarme…
Je suis rentré à Normal Sup alors que j’allais avoir 19 ans, un peu comme on franchit la ligne d’arrivée d’un parcours académique : celui du bon élève qui « fait ses humanités ». Je me souviens que ma principale motivation à l’époque était celle de l’indépendance financière. Bien-sûr, quand j’ai été admis, j’étais heureux d’avoir réussi, soulagé de ne pas avoir échoué, mais au cœur de ma joie, il y avait cette promesse d’indépendance précoce. L’avenir se réduisait pour moi à l’exploration de cette liberté nouvelle, bien loin des perspectives de l’enseignement, de la recherche ou de la haute fonction publique. J’ai passé ma première année d’école entre les trottoirs et les églises du quartier latin – entre les SDF et Dieu alors joyeusement associés pour moi à la liberté. Puis en deuxième année je me suis passionné pour le Krav Maga que j’ai pratiqué à haute dose tout en dérivant dans la ville de Lyon ou sur les chaines de télévision. Chaque journée, chaque expérience nouvelle m’éloignaient de la voie académique, au point que je me suis senti totalement incapable, en troisième année, de préparer l’agrégation. La gendarmerie avait lancé une grande campagne d’affichage dans le cadre de la création d’un nouveau concours. J’avais fait la connaissance de pas mal de policiers et de militaires au travers des arts martiaux et tous ils m’avaient plus. Et c’est cette équation, ou cette alchimie, qui m’ont conduit à devenir gendarme. J’avais l’intuition qu’il me fallait quitter ce que j’avais connu pour aller à la rencontre de mes possibilités. Et je n’ai pas été déçu.
Cette prise de distance n’était-elle pas aussi liée à un regard critique sur la manière dont était envisagée la littérature en classes préparatoires et à l’ENS ?
Je n’en avais aucune conscience à l’époque mais aujourd’hui je crois que cela a joué. Je voulais m’éloigner du désenchantement de ce qui m’enchantait : la littérature, la poésie, l’histoire, prises comme autant de mystères. Non pas des mystères à élucider dans l’étude. Mais des mystères capables eux-mêmes de m’aider à élucider, à éclairer la vie. Autrement dit, je refusais de chercher la clé des textes que j’aimais parce qu’à mes yeux ils étaient eux-mêmes autant de clés. C’est sans doute la raison pour laquelle je ne me projetais pas alors comme écrivain mais comme personnage. Comme un gamin, j’aspirais à avoir une vie digne des livres que j’aimais. C’est plus tard que j’ai compris que ce rapport religieux à la littérature pouvait m’ouvrir le chemin de l’écriture.
Le choix de la Gendarmerie semble s’inscrire dans la continuité de votre compagnonnage avec les SDF. C’était en effet là aussi une manière d’aller au-devant des marges, d’y trouver une inspiration peut-être…
Je ne ressens aucune attirance pour les marges en tant que telles. Simplement j’ai toujours senti et je sais encore aujourd’hui qu’elles constituent des gisements d’aventures. Que les gens qu’on y rencontre y ont le possible à fleur de peau. Ma seule inspiration, c’est le cœur humain, et on l’entend bien battre quand l’abolition des normes a fini par le mettre à nu. Pour le meilleur et le pire d’ailleurs.
Il y a chez vous cette idée que c’est dans les plus profondes ténèbres que peuvent jaillir les lumières les plus vives, et cela vous pouviez sans doute le trouver avant tout dans les marges…
Ce qui ne veut pas dire que les ténèbres soient lumière. La transfiguration poétique que j’espère, ce n’est pas de travestir le mal en bien, c’est de trouver au cœur du mal la possibilité et la proximité du bien. C’est de voir le beau en tout homme, ce qui encore une fois m’a été plus facile dans l’altérité des vies déviantes que dans la conformité des vies bien sages. Comme si la chute faisait plus efficacement signe vers la rédemption que l’équilibre. Or c’est la possibilité de la rédemption qui m’intéresse le plus. Non pas sa certitude qui fait fi de la liberté, mais sa possibilité qui la manifeste.
Au-delà de la moralité, le simple fait de figurer les marges est rare en littérature aujourd’hui…
Mais ces marges ce sont aussi les miennes ! Mon regard n’est pas celui d’un bien né pour les mal-nés. C’est un regard fraternel d’un homme sur ceux de son espèce, qui sont autant d’alter egos.
Il est tout à fait notable que votre langue est traversée par des images bibliques, par tout un réseau de références judéo-chrétiennes…
Elles me viennent naturellement, intuitivement. Ma lecture acharnée des Écritures les fait surgir à temps et à contretemps. Elles peuvent même intervenir dans l’évocation la plus triviale, sans que cela me choque. L’Esprit souffle où il veut et le Verbe se rappelle au verbe. La Bible hante mon écriture comme ma vie.
Contrairement aux personnages de vos premiers livres, Jacob n’appartient pas à votre biographie…
Oui mais justement, par l’emploi du Je, nos vies se mêlent : je participe à lui et il participe à moi. J’habite ce que les Écritures me disent de lui, mes vers se tissent à partir des versets. Et nous nous retrouvons au cœur de l’humanité : avec un père qui nous aime de trop loin et une mère qui nous aime de trop près, avec un frère à la fois jalousé et floué, avec un beau-père à la fois admiré et haï, avec des femmes lascives puis lassées, avec enfin un Dieu dont l’omniprésence est intermittente et dont les apparitions bouleversent tout et ne changent rien. Je passe et je fais passer la langue par tous ces états, des pires sentiments aux meilleurs, des pulsions triviales aux aspirations les plus élevées.
Vous percevez l’écrivain comme un réceptacle…
Je ne sais pas écrire quand je ne suis pas inspiré : il y a pour moi dans l’acte d’écrire quelque chose de chamanique. C’est la raison pour laquelle l’absence d’inspiration me condamne au silence – et le retour de l’inspiration me libère. J’ai écrit Visions de Jacob entre Pâques 2016 et Pâques 2017 après trois ans de désert spirituel et artistique. Ce livre est né d’une rencontre avec l’artiste Marc Velay passionné depuis longtemps par Jacob et au contact duquel j’ai retrouvé le courage d’écrire. Cette année de grâce a également été celle de ma conversion à l’orthodoxie. J’ai l’impression d’avoir connu une amplification de vie et d’écriture. Avec Jacob, j’ai pris l’homme au centre, au cœur, et non dans un de ses points de fuite.
Quelles ont été vos influences, vos admirations littéraires décisives ?
Il y a d’abord cette coïncidence, ce petit signe, qui veut, tout d’abord, que je sois né cent ans jour pour jour après Apollinaire. Or, il est pour moi le poète le plus génial, le plus inspiré. Il y a ensuite Jack Kerouac et Léon Bloy, mes deux frères qui ont cru, écrit et vécu d’un seul tenant, d’un seul bloc. J’aime leur intensité religieuse, leur manière de se jeter dans la vie avec un esprit d’absolu, leur art de vivre et d’écrire sous inspiration, au risque parfois de moins bien vivre et de moins bien écrire. Il y a également Bob Dylan, qui est à la fois poète et prophète. Et Céline et Proust. Et beaucoup d’autres encore. Tant de livres ont été pour moi décisifs.
Pour ce qui touche la forme de vos textes, elle oscille entre poème et roman…
Je me situe en effet à la lisière de différentes formes, à la rencontre du visible et de l’invisible. En France, cette forme atypique place dans une position d’altérité radicale. Mais je suis sincère et j’écris mes livres absolument comme je les reçois. J’essaie d’être fidèle à l’inspiration et c’est ma manière à moi d’être libre. Je n’ai pas choisi ce style épique et poétique. Il s’impose à moi. J’ai bien conscience qu’il est «atypique». Mais je crois qu’il est mon type à moi. L’empreinte singulière au bout de mes doigts. Dans ce pays, tout est normé, en vie comme en art. Il faut écrire des récits en prose ou des poèmes qui ne sont pas des récits. Il faut être un gendarme épris de l’ordre ou un voyou anarchique. Il faut être un croyant prude ou un athée déluré. Ces contraintes, ces alternatives fonctionnent comme autant d’empêchements à exister. Il faut leur tourner le dos pour être libre. Et il faut être libre pour s’approcher de la vérité et de la beauté.
Vous êtes aujourd’hui conseiller spécial à la Mairie de Paris ; cette activité de par sa spécificité ne constitue-t-elle pas parfois un frein à cette cohérence intérieure ?
Je vois le conseiller à l’opposé de l’expert. Il est celui dont la parole est juste parce qu’elle est libre – c’est-à-dire qu’elle n’est aliénée à aucune connaissance et à aucune ambition séparées. Et la maire de Paris m’a toujours laissé cette liberté…
Propos recueillis par Hugues Simard
Bibliographie
Larrons, éditions Les Forges de Vulcain, 2010 ; Le Temps des cerises, 2013
Gagneuses, éditions le Temps des cerises, 2014
Visions de Jacob, éditions du Sandre, 2018
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