[TRIBUNE Florence Dufour] Les écoles d’ingénieurs, futur creuset du pouvoir féminin ?

crédits Philippe Escalier
crédits Philippe Escalier

Le pourcentage de filles en école d’ingénieurs stagne à moins de 30 %. Pourtant, d’autres formations scientifiques ont inversé leur ratio de genre en deux générations. Et si on cessait de dire que les filles choisissent des métiers à vocation sociétale, ou de la bio car elles ont du mal en maths, ou encore qu’elles aient besoin que d’autres filles leur montrent la route pour oser… Si la clé était ailleurs, dans la conception même de l’excellence des filles et des garçons ?

 

Il n’y a que 28 % de femmes dans les écoles d’ingénieurs. Un chiffre qui n’a quasiment pas bougé depuis 10 ans malgré une forte mobilisation des associations qui luttent contre les préjugés dans les métiers scientifiques, des entreprises qui souhaitent et doivent viser équité et parité dans leurs organisations et leurs projets, des écoles et de leurs fédérations qui voudraient pouvoir capter les excellentes scientifiques formées dans les lycées pour leur ouvrir les portes de métiers en tension.

Pourtant d’autres métiers ont fortement évolué ces 40 dernières années. Dans ma promotion de vétérinaires (Alfort 84), nous étions un petit quart de femmes. Toutes très heureuses de montrer que nous pouvions faire « un métier d’hommes ». Voulant démontrer notre valeur, et prêtes à diriger et conseiller des hommes dans le monde rural. Revendiquant nos aptitudes physiques, et notre capacité à tenir le coup malgré la fatigue liée à ce métier. Lucides sur la nécessité de nos défendre nos droits, et boostées par nos mères qui avaient milité pour conquérir nos espaces de liberté. Elles pouvaient nous raconter qu’elles avaient ouvert la possibilité d’ouvrir un compte sans l’accord de leur mari, et de détenir par la contraception le pouvoir de décider de devenir mères ou non. Nous n’avons pas imaginé que notre réussite et l’absence de sexisme dans nos promotions permettraient que deux générations plus tard, le ratio de genre bascule drastiquement en faveur des femmes, avec 85 % à 90 % de femmes dans les écoles vétérinaires et en médecine.

Pourquoi cette évolution très rapide des métiers de la santé et pas des métiers d’ingénieurs ? Pourquoi, depuis 1992, le pourcentage de femmes à l’EBI a augmenté de 55 à 80% sans que cela bouge dans les autres écoles d’ingénieurs ?

Quand je partage ces questions avec mes collègues, j’entends un peu toujours les mêmes hypothèses :

Ce serait parce qu’à l’EBI il y a de la bio (ou mais la formation X-Bio existe depuis les années 90 !)… La bio ce serait donc pour les filles. Parce qu’elle donnent la vie, donc ça les intéresserait au premier chef ? Parce qu’on peut réussir en bio en apprenant bêtement par cœur des tonnes de mécanismes complexes, alors que pour les maths il faut réfléchir ? Parce qu’en bio il faut faire des beaux dessins avec des couleurs alors qu’en numérique on peut programmer sans s’occuper de l’interface ? Ces préjugés sur la biologie pour les filles m’ont toujours révoltée.

Ce serait parce que placement de l’EBI touche les métiers de la santé, et que les femmes préfèrent que leur travail ait une utilité évidente pour la société (avec à l’appui des exemples sur les infirmières, si dévouées, les assistantes sociales qui aiment s’occuper des gens, et les institutrices, qui aiment les enfants). Et les hommes, ils aimeraient quoi ? Le pouvoir et l’argent bien sûr, quitte à fouler les besoins de la société ? Il se trouve que depuis 10 ans, nous proposons un petit questionnaire aux élèves qui entrent en première année préparatoire. Il se termine par l’histoire d’un génie qui permet de réussir sa vie professionnelle, et exige que vous choisissiez un sens pour diriger celle-ci. Au choix, guérir, nourrir, éduquer, inventer, transmettre, être le premier, rendre le monde plus juste, plus beau, s’entraider… L’analyse des choix des étudiants n’a jamais montré d’écart significatif entre étudiants et étudiantes. L’idée séduisante des garçons qui vont courageusement à la chasse (pouvoir et argent)  et des filles qui assurent solidairement la subsistance du clan (nourrir, guérir et procréer) ne tient pas la route. Cette théorie est particulièrement étonnante, car elle dénie de fait le rôle sociétal majeur des applications numériques. Le smartphone serait-il devenu incontournable sans que concepteurs (masculins) aient eu l’intention d’agir au plus profond de la société ?

Dans ces discussions interminables, on m’assène le coup de grâce.

Ce serait parce que c’est une femme qui a fondé et dirige l’EBI, alors forcément, « elles » les étudiantes, se projetteraient plus facilement et seraient rassurées par une dirigeante portée sur le mentorat… Comme si une femme ne pouvait être inspirée que par des femmes, et pas par des hommes emblématiques. Et je me revois à 7 ans vouloir marcher sur la lune et être Neil Armstrong, avec son beau scaphandre et son drapeau… J’imagine que de nombreux hommes ont été inspirés par Marie Curie (sans peut-être oser le dire…). Ces projections de l’enfance, qui j’en suis convaincue ne sont pas « genrées », ressourcent pour une vie.

Alors enfin, pourquoi plus de filles ingénieures en bio ? Et si, tout simplement, le fait d’avoir la garantie qu’on étudiera dans la formation quatre sciences (maths, physique, chimie et bio) était la clé ?

Et si, prendre des décisions en étant éclairé.e par 4 projecteurs scientifiques, c’était plus raisonnable et plus durable, dans un monde complexe, que de se fier à un bel algorithme validé par big data…

Pour creuser dans ce sens, j’ai décidé de questionner les élèves qui arrivaient en prépa. Etaient-ils considérés bons élèves ? Il y en avait évidemment beaucoup. Et de leur demander dans combien de matières ils avaient de bons résultats au lycée. Les filles en citaient toujours au moins quatre. Des matières scientifiques et littéraires et presque toujours du sport en prime. Les garçons en citaient le plus souvent deux. Exclusivement scientifiques. Et quand j’essayais d’en savoir plus, ils assuraient qu’ils avaient été nuls en français, en philo, en anglais, en histoire, mais qu’ils avaient géré, non sans complexes. Qu’il étaient quand même reconnus, par la communauté du lycée et par leurs familles comme des lycéens à potentiel. Alors je me suis dit que si médecine, pharma et les ingénieurs en biologie (et en agri-agro et chimie) comptaient à présent tant de filles, c’est parce que leurs programmes proposaient beaucoup de matières différentes. Que les filles, ayant dû travailler durement depuis l’enfance pour maîtriser beaucoup matières afin d’être déclarées bonnes élèves choisissaient des filières dans lesquelles elles ne renonçaient à (presque) aucune. Et que si notre pourcentage de femmes avait augmenté, c’est justement parce que nous avions ajouté au fil des années de nombreuses compétences managériales, littéraires, artistiques… Que nos lourds programmes avaient semblé des montagnes insurmontables à beaucoup de garçons, et de verdoyantes plaines ressourçantes aux filles.

Si c’est cela le point clé, cela expliquerait pourquoi montrer des filles dans les brochures des écoles du numérique ou des écoles généralistes ne change pas (ou peu) le ratio de genre. Cela expliquerait que quand les Ponts et Chaussées ont ajouté l’urbanisme, l’environnement et le design, leur ratio ait bondi à près de 40 % de leurs promotion. Que quand un de mes collègues montre un garçon qui développe une application dans un laboratoire de génomique, des filles décident de se présenter. Et que si l’EBI décide demain de supprimer l’obligation des cours de culture générale et rend la physique ou les maths optionnels, elle aura plus de garçons.

 

Puisque c’est une tribune, et que c’est la rentrée, je forme le vœu qu’au lycée on salue les efforts des garçons et des filles dès la première matière dans laquelle un jeune aura réussi. Que les conseils de classe complimentent avec la même force le fait d’avoir rayonné dans deux. Et que d’en maîtriser quatre soit considéré comme une vraie prouesse. Et que toutes les écoles d’ingénieurs affirment ensemble qu’elles apportent une large culture scientifique (même si on y fait du numérique), et que les enjeux sociétaux critiques, climat et biodiversité, trouveront des issues grâce à de nouveaux modes de management coopératifs (privilégiés par les ingénieurs) et des technologies éco-conçues.

Eh les filles, vous voyez bien que les écoles d’ingénieurs, c’est (vraiment) fait pour vous !

l’auteur est Florence DUFOUR, Directrice générale et fondatrice de l’Ecole de Biologie Industrielle

Chevalier de la Légion d’Honneur, Ex-membre du bureau de la commission des titres d’ingénieurs, Ex-présidente de la commission formation et société de la CDEFI

 

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